Cabinet de Psychothérapie et de Coaching à Auvers-sur-Oise (95)

Romain Cannone et son petit bonhomme en or aux JO de Tokyo (photo de Gilles Martinage

Le sportif de haut niveau entre la peur, la mort et le jeu

Merci à Gilles Martinage pour nous avoir autorisé à utiliser les images de Romain Cannone aux JO de Tokyo, images dont il est le talentueux auteur.

Romain Cannone, jouer, gagner

Dimanche 25 juillet 2021, Romain Cannone devient champion olympique à l’épée aux Jeux de Tokyo. Devant ma télé, j’observe ce garçon durant sa finale : calme, posé, y compris à la pause alors qu’il est à une touche du titre olympique, le sacre des sacres, le Graal pour un sportif amateur. Je suis médusé de n’apercevoir aucun signe d’anxiété, d’excitation, tandis qu’à l’autre bout de la piste, son adversaire se décompose, conscient que remonter un tel écart de score à l’épée tient de la science-fiction. Au retour, Cannone tente bien de finir le match de façon prématurée en attaquant à la hussarde, vite sanctionné par l’adversaire. C’est la seule crainte qu’on puisse avoir dans ce type de situation : que le tireur cherche à finir, plutôt qu’à marquer une touche. Qu’il n’ait plus en tête que l’enjeu et cède à l’envie de s’en débarrasser le plus vite possible, plutôt que de chercher à construire le jeu comme s’il y avait 0-0. Mais après cette tentative, Cannone reprend son jeu, prépare sa touche calmement et termine l’assaut. 15-10, c’est plié.

A quelques touches de la fin, Nathanaël De Rincquesen, qui commente l’assaut pour France TV auprès de Brice Guyart, lui-même champion olympique individuel au fleuret à Athènes en 2004, demande à ce dernier s’il pense que Romain Cannone réalise ce qu’il est en train de vivre. Réponse nette et précise de Guyart : c’est très peu probable. Et surtout, il est essentiel qu’il ne réalise rien avant d’avoir mis la dernière touche. Mais comment peut-on parvenir à faire ça ? Comment peut-on être à la fois aussi concentré sur un objectif, tout en obscurcissant tout ce qu’il y a autour pour ne pas être pris par l’angoisse de l’enjeu ? Certes, Romain Cannone n’était pas censé tirer les JO, puisqu’il n’était que remplaçant, ça aide considérablement à la sérénité, mais tout de même. Une telle capacité à se centrer sur le moment présent est-elle bien normale ?

Romain Cannone en chambre d'appel, photo de Gilles Martinage

La concentration de Romain Cannone en chambre d’appel quelques minutes avant la finale, © Gilles Martinage

Dissociation, clivage, déni : des marqueurs psychotiques

A première vue, on pourrait se dire que la capacité de certains sportifs de très haut niveau à évoluer comme si l’enjeu ne semblait pas les toucher, est une forme de comportement autistique ou psychotique. En effet, la disposition psychique à se couper à ce point de la globalité d’une situation évoque le déni, le clivage, la dissociation, qui apparaissent en gras dans la nosographie des psychoses. Or, quand on écoute Romain Cannone en interview, pas besoin d’être psychiatre pour se rendre compte que ce garçon semble tout ce qu’il y a de plus névrotique au contraire. Dans cet extrait, il nous explique d’ailleurs très clairement qu’il n’a pas pu dormir dans la nuit qui a suivi sa performance, trop plein encore de l’adrénaline de la compétition. Autrement dit, il n’a pas été gêné par l’excitation et la peur pendant l’épreuve, car il a pu en différer le ressenti dans l’après-coup. Si Cannone nous avait expliqué qu’il avait dormi comme un bébé après son titre olympique, on aurait pu se poser quelques questions sur sa santé mentale. Ouf, nous voilà rassurés, mais nous n’étions pas vraiment inquiets.

On peut apparenter ce processus psychique à celui que connaissent bien les personnes entraînées pour intervenir dans les situations d’urgence, comme le GIGN ou autres entités militaires et paramilitaires. Lors d’une intervention sur une prise d’otage, avoir conscience de la globalité de la situation n’aide en rien, au contraire, cela risque de tétaniser l’individu ou de lui déclencher une angoisse insurmontable. Penser à la fragilité de la vie, à l’éthique de la guerre alors qu’on est sous les balles, c’est très dangereux. Il y a nécessité absolue à ne réaliser les choses qu’après. Pendant, l’individu doit n’être focalisé que sur l’objectif, les ordres, la procédure. Agir en quelque sorte en pilote automatique, en suspendant toutes les données existentielles pour les différer.

Le sportif de haut niveau fonctionne en grande partie sur ce modèle. Par exemple, il travaille nombre d’automatismes afin que son corps agisse sans la contrainte de la pensée, afin de libérer sa conscience à des fins tactiques et stratégiques. Bien sûr, il y a une grande différence entre une rencontre sportive et une situation militaire, Romain Cannone nous l’a rappelé à sa descente de la piste avec une authenticité dont on peut souhaiter qu’elle en inspire d’autres : il s’agit du jeu et du plaisir.

La haine jusque sur l’échiquier

J’ai vanté à maintes reprise, en particulier dans Le Bruit des lames, la symbolique du sport de compétition et la capacité des compétiteurs à pouvoir faire semblant : faire semblant de tuer, faire semblant de mourir, faire semblant de haïr leur adversaire durant le match. Cela ne cesse pour autant de m’interroger, lorsque je constate par exemple que loin de l’univers des sports de combat, des joueurs d’échecs peuvent éprouver le même type de sentiment et manifester les mêmes comportements qu’un boxeur ou un escrimeur. Dans une interview autour de la série The Queen’s gambit (le jeu de la dame en français), Vladislav Tkachiev, ancien joueur du top niveau mondial, nous parle du regard noir que Magnus Carlsen, l’actuel champion du monde, lui jette alors qu’il vient de le battre. Il évoque également Kasparov, capable de vous regarder comme un maniaque croisé dans une rue sombre à 2h du matin. L’interview – passionnante – dure presque deux heures, mais le moment qui nous intéresse ne prend que quelques minutes et commence précisément à 34’38. Je vous invite à écouter ces propos édifiants avec l’accent Russe de ce grand maître international, à la culture aussi affûtée que l’humour. Une fois encore, on peut se demander comment des types qui semblent charmants au demeurant peuvent se transformer en sociopathes le temps d’un jeu. D’autant que pour en remettre une couche, Tkachiev nous confie comme un aveu que sa propre empathie pour les autres signe sans doute la raison pour laquelle il n’a pas été meilleur.

Un ami escrimeur m’avait confié une anecdote similaire : le jour où il avait été le seul à prendre une manche au cador des moins de 15 ans cette année-là, ce dernier – en ôtant son masque – l’avait regardé d’une façon qui lui avait vraiment fait peur. Mon ami n’était pas du genre à avoir peur sur la piste, encore moins du genre à l’avouer. Cela nous donne une idée de l’intensité du regard en question.

La sublimation, alibi facile

Pour défendre les sportifs, j’ai pu avancer à plusieurs reprises l’argument de la sublimation : le sport de compétition ferait partie de ces activités humaines qui ont pour objet de sublimer nos pulsions, autrement dit de permettre à nos instincts les moins avouables de prendre place dans un cadre, un jeu, une activité artistique, pour les transformer. C’est beau, mais probablement un peu naïf. L’instrumentalisation du sport de compétition par les États, notamment, le rapproche parfois davantage d’une activité d’influence paramilitaire que d’une production d’art. Il suffit de s’intéresser à la partie d’échecs qui opposa Fischer et Spassky en pleine guerre froide, pour ne citer que cet exemple en lien avec le paragraphe précédent, pour y trouver des éléments qui nous expliquent pourquoi on trouve autant de tueurs dans le sport de haut niveau.

Pourtant, si on trouve de nombreux killers, on trouve également des winners, comme semble être Romain Cannone. J’avais développé cette distinction introduite par Claire Carrier dans cet article. Des athlètes qui jouent, qui prennent plaisir, et pas uniquement lorsqu’ils battent l’autre. Il y en a certainement aussi aux échecs, comme dans toutes les disciplines. Ils sont sûrement moins nombreux, mais lorsqu’ils éclatent au grand jour, ils nous révèlent quelque chose de beaucoup plus mature que de la simple rage destructrice, de la haine ou du plaisir pris au dépends de l’autre.

Il y a chez eux du lien, de la relation.

Pour aller plus loin :

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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Au secours, nous ne sommes pas d’accord !

  1. Nouailles

    Super analyse, comme d’habitude.
    Pourrais-tu, même s’il ne s’agît pas d’escrime, parler du cas de notre porte drapeau à qui il arrive à chaque fois une blessure à chaque « évènement » …
    Me paraît intéressant de se pencher sur son cas.
    J-M Nouailles

    • Pascal

      J’essaierai 😉 Mais ça ressemble peut-être simplement à du surmenage…

      • Nouailles

        De Lavillenie, Mayer, Aït Saïd, Simone Billes, la liste est longue. Le psychosomatique qui te refuses ton droit à la performance… !!
        L’image du « j’y arriverai jamais, mais tout le monde m’attends… La blessure me sauve…! »
        Je pense qu’il y a à creuser par là.. ^^
        JMN

  2. Nouailles

    De Lavillenie, Mayer, Aït Saïd, Simone Billes, la liste est longue. Le psychosomatique qui te refuses ton droit à la performance… !!
    L’image du « j’y arriverai jamais, mais tout le monde m’attends… La blessure me sauve…! »
    Je pense qu’il y a à creuser par là.. ^^
    JMN

  3. barthel

    Cet article m’a donné envie de me replonger dans « la vie rêvée du joueur d’échecs » de Denis Grozdanovitch (ancien joueur de tennis également). ça ne parle pas d’escrime mais… d’évasion dans les pratiques de jeux agonistiques, de l’Homo Ludens, de stratégie et tactique, de Kairos, d’indécidabillité, du kibitzer (celui là existe aussi en escrime – poilant), de fair-play (ou de narcissisme déguisé), bref un bon complément de lecture je pense, drôle et intelligent. AB

  4. PHILIPPE KELLER

    Encore merci pour cette analyse, si pertinente. Peut-être qu’il serait intéressant de souligner davantage, la pression politique qui « peut transformer les regards ! » de ces grands sportifs.
    Et puis c’est l’évocation des « tueurs » qui m’a rappelé que dans la politique politicienne, ils y sont particulièrement nombreux et féroces…

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