« Je ne suis pas d’accord. »
Cette sentence clôt souvent l’échange de façon précoce, sapant à la base le dialogue à naître. Car justement, Je ne suis pas d’accord signe le début d’un dialogue, non sa conclusion.
Tant que je suis d’accord, nous pouvons certes partager des idées communes, une passion ; nous pouvons nous entretenir dans l’attrait que nous avons en commun pour un objet. C’est ainsi qu’on se regroupe par communautés : amateurs de telle discipline, passionnés de telle star des écrans, partisans des mêmes idées politiques. Ce rapprochement avec du pareil nous apporte de la sécurité, on se tient chaud au foyer de la ressemblance. Dit autrement, la communauté délimite un cercle qui permet d’inclure et d’exclure en fonction du taux de ressemblance avec nous-même.
Seulement, pour grandir il faut un juste dosage de semblable et de différent. Trop de différence génère une insécurité qui peut s’avérer insurmontable, trop d’identique et nous voilà plongés dans un bain d’osmose régressif dont il ne sortira ni créativité, ni individu. Revenons un peu aux fondamentaux.
La route de l’ambivalence, parcours semé d’embûches
Tolérer des sentiments contradictoires à l’égard de l’autre est une étape fondamentale du développement de l’enfant, étape que chacun ne franchit malheureusement pas. Certains demeurent en effet bloqués à vie dans un monde interne où l’autre est soit bon, soit mauvais, mais ne pourra jamais être les deux à la fois. Ils mènent une vie de passions et de ruptures, d’amours et de conflits. Ils ou elles aspirent à rencontrer celui ou celle avec qui ils partageront l’osmose enfin retrouvée et une vie sans le moindre désaccord, une quête chimérique qui ne laisse finalement que peu d’options entre le malheur éternel et la folie pour y échapper.
D’autres combattent cet état en adoptant la posture inverse : quoi qu’il se passe, ils ne seront pas d’accord. Ils développeront parfois une infinie capacité à débattre afin de triompher de l’autre pour se venger de leur propre incapacité à être en accord avec lui. Car être d’accord les menacerait trop profondément en les amenant à recontacter le manque et le vide qui les étreint à l’endroit du défaut fondamental que décrivait magnifiquement Michael Balint. Comme souvent, l’inverse c’est un peu la même chose.
D’autres encore intègrent cette ambivalence de façon partielle. Capables d’évoluer dans certains compartiments de leur vie de façon satisfaisante pour eux, comme le domaine professionnel, ils demeurent pris dans une incapacité à vivre autre chose qu’un rapport passionnel avec leurs proches, conjoints, enfants…
D’autres enfin sont allés un peu plus loin. Vous les reconnaîtrez facilement, ce sont ceux qui, par exemple, ne recherchent ni l’adhérence de l’autre à leur discours, ni l’affrontement systématique. Lorsqu’on leur oppose un Je ne suis pas d’accord avec toi, leur expression ne reflète pas la peur d’avoir à rompre la relation, ni la satisfaction sadique à l’idée qu’ils vont pouvoir traquer l’autre jusqu’à le prendre dans le filet de leur argumentation, mais le plaisir du débat qui peut naître de ce décalage et la curiosité d’entendre ce que l’autre pourrait bien leur communiquer. Par anticipation, ils ressentent la satisfaction de ce que les différents protagonistes du débat vont pouvoir apprendre ensemble par la confrontation de leurs idées.
Vu ainsi, ça semble facile. Mais en connaissez-vous beaucoup ? Et vous, et moi, en faisons-nous partie ? A temps partiel ? Parfois ? Ou jamais ?
Le bistrot du coin, nouvel éden rhétorique ?
Quand j’étais enfant, j’entendais souvent l’expression discussion de zinc ou débat de bistrot, prononcée avec condescendance pour désigner une conversation faite d’arguments pauvres, simplistes. Pour y avoir passé quelques heures à mon tour, j’ai effectivement pu constater que les débats ne volaient pas souvent au-dessus du niveau de la mer et qu’ils étaient souvent dominés par celui qui parlait le plus fort. Alcool aidant, le conflit pouvait surgir à l’occasion, ce qui tempérait les ardeurs des plus timides et des moins assurés. Cependant, je constate que les discussions de bistrot avaient au moins l’avantage de réunir des personnes d’avis différent au même endroit.
Neuf bistrots sur dix ont probablement fermé en l’espace d’un siècle, mais s’il y en avait autant aujourd’hui qu’hier, il est probable qu’on irait boire l’apéro par affinité d’idées. Bien sûr, les communautés ont toujours existé et ce type d’endroit par essence en est un lieu privilégié de regroupement et d’expression. Mais si l’on suivait l’évolution de la manière dont les gens se sont progressivement regroupés ces vingt dernières années par le biais d’internet, nous trouverions peut-être aujourd’hui un café par groupe d’intérêt, tout comme il existe autant de chaînes Twitch que d’activités sur cette planète.
Internet a certes permis à tous les passionnés de se regrouper sans bouger de chez eux, mais a également accentué la difficulté à dialoguer en privilégiant des espaces où le débat n’a pas lieu. Soulevez donc l’once d’une critique au sein d’une communauté virtuelle, vous en serez très vite bannis, après vous être fait traiter de troll. L’accusation de trolling ou reductio ad trollum étant devenue en quelques années l’alpha et l’oméga de la controverse de bistrot en ligne, plus expéditive encore que le point godwin.
Les communautés s’étanchéifient pour mieux baigner dans l’osmose, comme s’il fallait impérativement aujourd’hui se protéger des idées des autres au risque qu’elles nous pénètrent. Nous nous trouvons en effet face à un problème de frontières, bien psychiques celles-ci, qui dénote d’une immaturité en voie de généralisation.
Apprentissage émotionnel et culturel
Le développement psychique est une chose, l’apprentissage du dialogue en est une autre. Il est en effet des cultures qui tolèrent mieux la confrontation et le désaccord que d’autres. En France, l’adulte est considéré comme sachant et n’apprécie généralement pas d’être remis en cause par un enfant, que ce soit dans le milieu familial ou scolaire. Pour le bon mot, voici ce qui circule dans les salles d’armes et qu’on doit pouvoir adapter à de nombreuses disciplines :
art.1 le maître a raison
art.2 l’élève a tort
art.3 si l’élève a raison, se référer aux deux premiers articles
Combien de fois ai-je entendu cette blague dans mon parcours d’escrimeur, puis de maître d’armes ; ce pourrait être drôle, si tant de maîtres n’agissaient pas comme s’ils en étaient réellement convaincus. A l’école, c’est la même chanson, remettre l’enseignant en cause est une prise de risque à laquelle on n’a pas nécessairement envie de faire face. On constate donc ici que le maître n’a pas d’autorité, mais du pouvoir sur l’élève. Ce dernier, éduqué dans un tel système, aura probablement envie de l’exercer à son tour sur ses propres élèves ou sur ses propres enfants.
Lorsqu’il m’est arrivé dans ma carrière d’enseignant d’être confronté par des enfants ou des adolescents sur mes erreurs où sur des choses avec lesquelles ils n’étaient pas d’accord, il s’est avéré qu’il s’agissait souvent d’élèves d’origine étrangère, le plus souvent britanniques ou natifs des pays scandinaves où le rapport à l’autorité est extrêmement différent du nôtre. Piqué dans ma vanité de maître, j’ai d’abord appliqué les trois articles cités plus haut. Puis, j’ai changé mon fusil d’épaule. Parce que j’ai compris que Je ne suis pas d’accord s’apprend dans le lien avec l’adulte, dans un cadre sécurisé où l’enfant puisse faire et refaire l’expérience d’adresser de la saine agressivité à un autre qui ne lui renverra pas de violence en retour, mais du dialogue.
Et pour les adultes ? C’est à peu près pareil, il s’agit d’un chemin impraticable seul, mieux vaut s’y aventurer accompagné. Dans un premier temps, choisissez bien avec qui exprimer votre désaccord et dans quel cadre vous le ferez. Vous apprendrez vite. Bonne route !
Pour aller plus loin :
- Dans le paysage marécageux des actualités de cette rentrée, Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires d’Elisabeth Roudinesco sorti en 2021 apparaît comme une œuvre majeure en sciences humaines pour la décennie à venir, où l’historienne et psychanalystes s’attèle à la question des assignations identitaires, de la cancel culture ; elle dresse le portrait d’une société, la nôtre, où à défaut de pouvoir devenir soi-même comme un autre, on choisit alors d’être soi-même comme un roi. L’identité préférée à l’altérité, nous voilà à nouveau régressés.
- Paul-Claude Racamier, Le Génie des origines, où l’auteur met sa plume talentueuse et sa réflexion au service de l’ambivalence, de l’ambiguïté.
- Victor Ferry, chercheur et professeur en rhétorique, anime notamment une chaîne Youtube où il distille de courtes vidéos de vulgarisation intelligente souvent brillantes, souvent inspirantes. Il y pointe l’appauvrissement du débat public, certes, mais nous invite à porter nos idées et à discuter, toujours et encore.
- Ceux qui souhaitent approcher les notions que j’effleure à peine ici concernant le développement de l’enfant pourront trouver des pistes de compréhension dans les ouvrages de Melanie Klein, René Roussillon, Jean Bergeret, pour ne citer qu’eux. Le Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale dirigé en 2007 par René Roussillon permet d’y voir un tout petit peu plus clair.
- D’autres billets sur ce thème : Combattre pour apprendre à s’appuyer sur l’autre ; le conformiste et le complotiste
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Six Gérard
Je ne suis pas forcément d’accord sur le fait d’être d’accord ou de ne pas l’être sur la valeur d’un désaccord !
D’accord aussi, il y a de moins en moins d’accord entre les tireurs de fleurets pour créer et dialoguer de manière académique ! Et pourtant la beauté est dans ce dialogue et la qualité des arguments qu’on y apporte
Yvon
Cette problématique du désaccord comme point de départ du dialogue rejoint beaucoup la position de Yves Clôt en clinique de l’activité. Selon lui, il faut développer les conflits de critère du travail de qualité pour sortir des conflits purement interpersonnels qui ne font pas avancer…