Si vous n’avez pas encore vu le film et comptez le faire, cet article dévoile des éléments dont vous ne souhaitez sans doute pas avoir connaissance. Revenez donc le lire après l’avoir visionné !

A star is born, quatrième remake du film du même nom sorti en 1937, raconte une histoire particulière. Sous l’apparente platitude d’un conte de fées à l’américaine (une talentueuse jeune femme rencontre son Pygmalion et devient célèbre et adulée jusqu’à se détacher de lui et prendre son envol), l’histoire présente le plus banal et le plus réaliste des scénarios, celui du déclin d’un homme alcoolique, qui n’épargne ni son entourage, ni celle qui est devenue son épouse. Il s’agit donc du croisement vertical de deux itinéraires. Et comme c’est américain, on pouvait espérer que ça finisse bien, mais voilà, pour une fois les auteurs ont préféré le réalisme à l’illusion. Et dans la réalité, pour paraphraser les Rita Mitsouko, les histoires d’amour – de ce genre – finissent mal, en général.

Je précise que je n’ai vu aucune des quatre précédentes versions ; je n’ai donc pas d’avis sur l’éventualité que cette quatrième mouture apporte quelque chose au regard des précédentes. Du reste, je trouve le film très inégal, ce qui peut être expliqué par le fait que Bradley Cooper débute à la réalisation, et je me demande à quoi le projet aurait-il ressemblé si Clint Eastwood l’avait mené comme prévu initialement. Probablement, le film se serait terminé aussi mal, voire pire, on ne peut pas dire qu’Eastwood soit réputé pour les happy endings. Ce dont je suis à peu près certain en revanche, c’est du talent de Lady Gaga dans le rôle d’Ally. Ne serait-ce que pour sa prestation et celle de Bradley Cooper, le film vaut le détour.

Illusion et réalité

Ceux qui me lisent vont finir par s’apercevoir que j’ai un faible pour les organisations-limites ou borderline, je l’évoquais déjà dans ce précédent article sur le destin d’Anakin Skywalker, qui m’a d’ailleurs valu quelques foudres sur le mode : « mais enfin, et le choix individuel qu’en faites-vous ? ». Remarques pertinentes, loin de moi l’idée de justifier les comportements déviants d’Anakin, ou ici de Jackson Maine. Mais que cela ne nous prive pas d’éprouver de la tendresse pour ces personnages torturés. Et j’ai beau être d’accord avec les détracteurs du film qui dénoncent à juste titre le manque de finesse omniprésent dans la mise en scène, en particulier dans sa seconde partie, je demeure admiratif de la façon dont Bradley Cooper prend le spectateur dans les mailles de son filet.

Résumons : Jackson Maine, star de la country sur le retour, a une forte propension à abuser de la bouteille. Lorsqu’il se confie à Ally sur son enfance, on y apprend que sa mère est morte en couches et que son père, lui-même alcoolique et âgé de 63 ans à sa naissance, est mort lorsqu’il avait treize ans. Mais surtout, on découvre dès le début du film que sous des dehors de jouisseur et de bon vivant se cache un profond état dépressif, que Jackson tente d’imbiber à grandes lampées de scotch pour en atténuer la sensation. La force de Bradley Cooper réside dans sa capacité à nous prendre au jeu de l’illusion dans laquelle évolue son personnage : on se met parfois à croire avec lui que la rencontre d’Ally pourra le sauver, lui donner une raison de vivre ; la thérapie par l’amour en quelque sorte. Sauf qu’on voit surtout ici à l’œuvre la façon toute abandonnique qu’ont certaines personnes d’entrer en relation, a fortiori en relation amoureuse. Jackson espère en Ally la béquille, l’appui qui pourra enfin lui permettre de tenir debout, de ne plus s’écrouler, s’effondrer. Et ça marche ! Il arrête– provisoirement – de boire. Lorsqu’il le fait remarquer à Ally, pas dupe, cette dernière lui rétorque : « on verra bien jusqu’à quand ». Jackson reprend goût à la musique, à la scène. Un fragile équilibre se met en place, vite mis à bas par l’émancipation d’Ally à qui un producteur confie qu’elle a le talent nécessaire pour faire carrière, sous-entendu seule et sans lui. Tant qu’Ally était auprès de Jackson en permanence, qu’elle était sa chose, il pouvait tenir. Ce qui revient à substituer une dépendance à une autre. Jackson va mieux lorsqu’il est avec Ally, mais il sombre à chaque fois qu’elle s’éloigne.

Je trouve remarquable la façon dont Bradley Cooper interprète son personnage dans ce va-et-vient : Jackson voudrait vraiment s’en sortir ; à plusieurs reprises, il semble s’en sentir capable quelques instants, avant de s’effondrer de nouveau. Fin de l’illusion, retour à la réalité. Lorsqu’Ally se met à avoir du succès, on le voit lutter avec la jalousie, l’envie, on sent qu’il l’aime et qu’il voudrait tant pouvoir se réjouir sincèrement pour elle ; on le voit souffrir d’en être en totale incapacité. Comme Ally, on voudrait tout lui pardonner car on le sent volontaire, démuni face à ses pulsions.
Après sa cure, Jackson renoue avec l’illusion dans un ultime sursaut, mais son va-et-vient sera définitivement brisé parle producteur d’Ally qui, dans une scène d’une terrible froideur, le cloue définitivement à une réalité pour laquelle il sait qu’il n’a jamais été à la hauteur : « toi et moi savons très bien que ce n’est qu’une question de temps avant que tu replonges, alors le jour où ça arrivera, débrouille-toi pour être loin d’elle ». Rideau. En réduisant l’illusion de Jackson à néant, le producteur abat le dernier rempart de défense narcissique dont il disposait. Nous connaissons ou devinons la suite.

S’envisager seul pour être capable de vivre à deux

Donald Winnicott, que j’ai déjà évoqué sur ces pages, est l’auteur d’un article intitulé la capacité d’être seul, dans lequel il développe l’idée que cette capacité d’être seul est à mettre en relation avec la maturité affective. Il est fort probable que Jackson, du fait de n’avoir pas eu de mère et d’avoir clairement manqué d’une figure maternelle de substitution, avait manqué du lien qui permet au bébé de s’envisager progressivement comme entité séparée de l’autre. Winnicott nous dit que « le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience vécue d’être seul en présence de quelqu’un ». Il ajoute que « de cette façon, un petit enfant dont l’organisation du moi est faible,est capable d’être seul grâce à un soutien du moi fiable. »

Autrement dit, le bébé peut supporter d’être seul, lorsque sa mère s’absente par exemple, parce qu’il a suffisamment intériorisé le lien avec elle.
Autrement dit, Jackson n’a sans doute pas eu la chance de bénéficier de ce lien et il sera en quête tout au long de sa vie du moi fiable sur lequel s’appuyer pour tenter d’éprouver enfin sa solitude sans en souffrir. Ally représente ce moi fiable. Mais dans un couple, si l’on peut materner l’autre à l’occasion, on peut difficilement en revanche s’investir dans ce rôle autant qu’une mère avec son enfant. Cela revient à devenir la béquille psychique de l’autre, ou son extension, tout dépend de quel bout de la lorgnette on se place. Cela revient également à renoncer à soi-même au profit de l’autre. C’est ce qu’Ally refuse lorsqu’elle saisit la proposition du producteur de faire carrière.
On voit ici l’équation insoluble : si Ally tente de sauver Jackson, elle y perdra la santé, et peut-être la raison. Si au contraire elle décide de se choisir, comme c’est le cas ici, elle le fera très probablement au détriment de Jackson qui, dans une posture d’éternel enfant, incapable de grandir, attendait d’elle qu’elle le prît en charge. C’est elle ou lui.

La façon dont Jackson regarde Ally est d’ailleurs ambigüe et remarquablement filmée ; dans le miroir des yeux de celle qu’il aime, c’est bien lui qu’il tente d’apercevoir pour compter enfin sur son existence, à la recherche de ce fameux moi fiable dont parle Winnicott. On voit ici comment le couple ne peut fonctionner lorsque l’un de ses deux membres est si profondément insécure, si intensément mal dans sa peau qu’il est au-dessus de ses forces de pouvoir vivre la relation comme autre chose qu’un brasier fusionnel dont on finit nécessairement en cendres.

Amour impossible

 Ce qui m’a le plus touché dans cette histoire, c’est qu’on ne voit pas comment la dérouter. Bien sûr, on pourrait conseiller une psychothérapie relationnelle au long cours à Jackson (individuel et groupe de préférence), durant laquelle il pourra peut-être construire pas à pas une estime de lui-même qui ne l’a jamais été. Ce qui apparaît clairement, c’est qu’ici comme souvent l’alcool est une conséquence de son mal être, non une cause, et que l’envoyer en cure est certes un bon début, mais que cela ne suffit pas. Pire encore, l’alcool fonctionnant – comme toutes les drogues – à la manière d’un puissant anesthésiant émotionnel, l’en priver revient à fragiliser ce qui peut l’être encore. C’est pour cette raison que la diatribe du producteur produit un tel effet sur Jackson ; dans un autre moment, il se serait probablement contenté de descendre une ou deux bouteilles de gin, ce qui n’aurait certes rien arrangé à ses affaires, mais aurait représenté une solution moins radicale.
Mais tout juste sorti de cure, provisoirement sobre, tentant de renouer avec l’illusion sur laquelle il a bâti son existence, il se trouvait là dans une posture d’extrême fragilité. Son dernier geste montre l’étendue de son manque de ressources : la seule manière de faire quelque chose pour celle qu’il aime est de mourir.

De son côté, Ally sera parvenue à ne pas se laisser entraîner à la dérive, au prix de la perte de celui dont elle savait depuis le début qu’il était probablement trop fragile pour l’accompagner. J’ai choisi de mettre la focale sur la descente de Jackson, mais l’ascension d’Ally est tout aussi émouvante et mériterait un second article. La scène princeps du film dans laquelle Bradley Cooper et Lady Gaga entonnent Shallow sur scène m’évoque le dévoilement de soi ; Ally se présente au monde, éclot, et il est difficile de ne pas penser à tous les artifices que Lady Gaga a construit autour de son personnage public pour se défendre et qu’elle accepte d’abandonner pour nous montrer un autre visage. Celui de la liberté ?

Pour aller plus loin :

 

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