Cabinet de Psychothérapie et de Coaching à Auvers-sur-Oise (95)

Quitter Vilvoorde

J’ai découvert Jacques Brel à 18 ans, un âge où le romantisme envahit logiquement l’existence. Je connaissais bien sûr ce personnage qui m’avait fasciné, enfant, par son physique étonnant, son accent belge au corrrrdeau, ses prestations scéniques en noir et blanc, où il apparaissait dégoulinant de sueur et sa dentition de cheval, comme il le chantait lui-même. Mais si l’on rit, enfant, en écoutant les bonbons, c’est à 17-18 ans qu’on écoute vraiment Brel, probablement parce que c’est l’âge auquel il aurait lui-même aimé demeurer pour le reste de sa vie. « A 17 ans, un homme peut mourir, parce qu’il a vu passer tous ses rêves », disait-il.

Par André Cros — Cette photographie provient du fonds André Cros, conservé par les archives municipales de la ville de Toulouse et placé sous licence CC BY-SA 4.0 par la délibération n°27.3 du 23 juin 2017 du Conseil Municipal de la Ville de Toulouse., CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=65984125

Par André Cros — fonds André Cros, archives municipales de la ville de Toulouse

Littéraire, je frissonnais devant la précision et la flamboyance de l’écriture ; empathique, j’étais touché par la souffrance existentielle de cet homme torturé ; noctambule, j’étais admiratif des récits de ses successions de nuits blanches passées après ses récitals dans les petits troquets où il côtoyait les gens du peuple, qu’il aimait profondément.

En surplomb de son œuvre que je connaissais par cœur, il y avait une fabuleuse interview, enregistrée en 1971 dans un bar à Knokke, qu’un copain m’avait offerte, copie de copie sur une cassette audio grésillante, que j’écoutais dans mon autoradio en sillonnant les routes de campagne de ma jeunesse. En pleine crise existentielle, la voix du grand Jacques transcendait mes émotions, leur donnait corps. Je m’enivrais de ses fulgurances, de son charisme et de son humour. Nous connaissions l’enregistrement par cœur et le récitions à tour de rôle, surtout à partir d’une certaine heure de la nuit.

Thèmes récurrents

Dans les sujets de prédilection du grand Jacques, il y avait bien sûr les femmes, avec il entretenait un rapport ambivalent, entre amour et misogynie exacerbée. Personne n’a chanté le chagrin d’amour comme lui. Il y avait aussi l’amitié, le voyage, les rêves. « Je connais un million de personnes qui vont écrire un livre » Disait-il, terrifié par ceux qui parlent de leurs rêves, mais ne les réalisent jamais.  « Les hommes ne sont malheureux que dans la mesure où ils n’assument pas les rêves qu’ils ont. » Concluait-il et la conviction avec laquelle il ponctuait ce genre de sentence m’avait fait me promettre à moi-même que je ne me laisserais pas enfermer dans ce million de gens qui vont écrire un livre, et que je l’écrirais vraiment. Brel ne disait rien sur le deuxième livre, pourtant c’est finalement peut-être aussi difficile de s’y atteler.

Une fois à Hong Kong, tout s’arrange

C’est récemment, durant une séance au cabinet, qu’un passage de l’interview de Knokke est revenu très précisément à ma mémoire. Ma patiente, après plusieurs années à hésiter, à peser le pour et le contre, à évaluer les risques, avait finalement pris une décision importante concernant sa vie et sa santé. Deux mois plus tard, elle me racontait son nouveau quotidien dans l’après, très étonnée que les choses se déroulent si simplement, comme si tout ça s’avérait finalement plus simple, plus fluide, plus évident que ce qu’elle avait pu imaginer. Cela lui sautait aux yeux maintenant, la plupart des difficultés qu’elle avait envisagées s’avéraient surmontables, voire inexistantes. En l’écoutant, j’entendais la voix de Jacques Brel : « Ce qu’il y a de plus dur pour un homme qui habite à Vilvoorde et qui veut aller vivre à Honk Kong, ça n’est pas d’aller à Hong Kong, mais de quitter Vilvoorde. Parce qu’une fois à Hong Kong, tout s’arrange […] Hong Kong est à la portée de tout le monde, mais quitter Vilvoorde… »

Voilà la démonstration que ma patiente opérait devant moi. Quitter son Vilvoorde lui avait pris beaucoup de temps, d’énergie ; une fois arrivée à Hong Kong, tout lui paraissait finalement plus facile.

Évincer le doute pour ne pas sentir

Est-ce à dire qu’il ne fallait pas hésiter à faire ce choix avant, qu’elle aurait dû aller plus tôt vers son Hong Kong ? Ça n’est pas si simple. On le constate à travers le récit de personnes qui ont pris des décisions radicales du jour au lendemain, du genre : il a tout quitté sur un coup de tête. Les lendemains déchantent souvent. Car un choix est un processus, dont le doute fait partie intégrante. Et le doute est parfois si insurmontable qu’agir de façon impulsive, en se coupant de la peur et des conséquences, sera la seule manière d’agir pour une personne fragile. À l’inverse, embourber son désir et son pouvoir d’agir dans le doute le plus épais est la meilleure façon de ne jamais partir à Hong Kong, une caractéristique typique de la névrose, d’ailleurs. Comme on le voit, le curseur est difficile à placer.

Perte et renoncement

Le travail du psy consiste souvent à accompagner le patient pour mettre ce curseur en mouvement. Soutenir un désir qui point, ou au contraire tempérer des ardeurs qui paraissent trop pulsionnelles pour être honnêtes, cela constitue son travail face au patient qui apporte avec lui une décision à prendre, ou à ne pas prendre. Entre l’enlisement infini et la table rase perpétuelle, il y a un processus à mener, où l’on rencontre l’angoisse du doute, la perte, le renoncement de ce qui existait avant. Lorsque quelqu’un accepte de s’engager dans ce processus, son choix sera étayé différemment ; il reposera sur des fondations plus solides. Jacques Brel, qui voulait demeurer un éternel adolescent, n’aurait sans doute pas été d’accord. D’autant que malgré tout, on ne saura jamais avant de quitter Vilvoorde si c’est le bon choix.

Ce n’est qu’une fois à Hong Kong, et sans doute après quelques années, qu’on pourra se le dire ou non.

Pour aller plus loin :

  • L’Erreur de Descartes, d’Antonio Damasio, psychologue et neurologue, où l’auteur démonte la dichotomie classique raison/émotions pour montrer qu’un choix purement rationnel, au sens où il exclurait la sphère émotionnelle, est en réalité impossible. Passionnant, y compris pour ceux qui, comme moi, rechignent devant les neurosciences.
  • Encore aujourd’hui, il n’est pas une conversation avec mon ami qui ne se déroule sans que nous n’échangions quelques répliques de cette fameuse interview de 1971, disponible sur le net dans sa version intégrale. Manquent tout de même les chansons qu’il y avait intercalées avec soin et goût sur cette cassette : la Fannette, Bruxelles et les Fenêtres

 

Image du bandeau : Jacques Brel par André Cros — fonds André Cros, archives municipales de la ville de Toulouse, via Wikimedia Commons

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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  1. Dannreuther

    Merci pour ces mots. on peut ajouter Anne Sylvestre à Brel pour apprendre à aimer « Les gens qui doutent » 😉

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