La connaissance n’est que rumeur tant qu’elle n’est pas inscrite dans les muscles.
(proverbe néo-guinéen)
Le corps-machine
Paul fait du footing trois fois par semaine, ainsi qu’une séance de tennis et une autre de natation. Lorsqu’il en est empêché (mauvais temps, emploi du temps incompatible), il sent bien que son corps réclame son dû. Paul est suivi régulièrement par un ostéopathe. Mais malgré son assiduité, des tensions récurrentes se rappellent à lui une ou deux semaines après chaque séance. Lorsqu’il revient pour la séance suivante, son ostéo lui dit : « ah, vous vous êtes remis dans votre bloc ». Mais que ce bloc puisse signifier à Paul autre chose qu’un aspect mécanique mal négocié par son corps, ça lui passe largement au-dessus de la tête, comme le fait que ses tensions lombaires puissent être en lien avec d’autres tensions, psychiques celles-là. Bien sûr, il a identifié une collusion possible entre les périodes de boulot chargées et ses douleurs, c’est probablement le stress. Alors, Paul médite grâce à une appli sur son mobile et tente d’apaiser son corps pour contrôler ses débordements.
Un jour, Paul s’effondre, la machine ne répond plus. Burnout, dépression, quelque chose comme ça ; Paul décide de prendre les choses en main. Puisqu’il ne peut contrôler ce qui se passe en lui, il va tenter de le faire sortir. Il s’inscrit au théâtre et entame une thérapie où la focale est mise sur le corps et sur son expression. Là, sous la houlette du psy, les participants sont amenés à se laisser aller et à régresser jusqu’au point où s’originent leurs traumatismes. Après un moment d’inhibition, entre pudeur légitime et honte dévorante, Paul se laisse aller. Enfin, il lâche prise comme on le lui demande*. Il pleure, crie, hurle, se roule par terre avec ses camarades dans un bain régressif intense d’où il ressort vidé, mais enfin soulagé. Las, quelques jours plus tard il reconnecte avec ses vieilles douleurs. La catharsis a eu un effet, mais de courte durée.
*Un paradoxe du développement personnel moderne, partagé par nombre de psys ne sachant ni l’identifier, ni respecter les défenses de leurs patients.
L’esprit roi
Julie pense et elle pense bien. On le lui a toujours dit, depuis qu’elle est en âge de le comprendre. Pour elle, chaque problème possède une solution logique. Chaque épreuve est une ornière dont le savoir peut aider à nous extirper. Julie lit, étudie, élabore, c’est ainsi pour elle que l’esprit peut s’élever au-dessus des corps. Pourtant, loin de l’aider à se sentir mieux, son savoir semble la rendre chaque jour un peu plus sensible et consciente de sa propre souffrance morale. Après avoir tenté d’exorciser ce qu’elle prenait pour un romantisme forcené d’adolescente, traité au mal par le mal à la lecture de Baudelaire, Flaubert et Racine, Julie craque un jour et passe la porte du cabinet d’une psychanalyste. Là, elle comprend, découvre un pan de son être qu’elle n’avait pu qu’entrevoir. L’exploration de son inconscient et de son histoire la libère d’un poids certain.
Et pourtant, Julie souffre encore. Un jour, au cours d’une séance où elle est particulièrement régressée, elle qui a perdu son père très jeune, disparu brutalement et dans des conditions mystérieuses sans que Julie ait pu lui dire adieu, pose soudain la main sur le téléphone qui trône sur le bureau de son analyste et demande à l’appeler. « Qui, votre père ? » « Oui, je veux appeler papa », répond Julie dans ses sanglots. Son analyste laisse passer un silence, puis lui répond qu’elle peut parler de son désir d’appeler son père et de ce qu’elle vit en éprouvant la souffrance due à sa perte, qu’ici nous sommes là pour dire, pas pour agir. Julie s’éteint, elle avait pourtant senti quelque chose de différent, quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la compréhension, qui ne lui renverrait pas l’inexorable sensation qu’elle a sans doute tout compris, mais que rien n’a changé.**
** Je dois cette idée à François Roustang, dont je conseille pour le découvrir cette interview dans Sciences humaines.
Pensée disjonctive, pensée conjonctive, pensée complexe
Notre pensée fonctionne très bien par disjonction. Notre cerveau apprend par la différenciation, la discrimination, l’opposition. C’est connu ou inconnu, blanc ou noir, plus grand ou plus petit, voilà des opérations mentales qui construisent la pensée de l’être humain, en particulier dans l’apprentissage du langage à deux ou trois ans et en lien avec la construction de la personnalité.
À cet âge dit pré-oedipien, l’enfant aime maman OU papa et pas l’autre. Le lendemain, ça peut d’ailleurs changer et c’est très sain. Cette pensée, simple à assimiler se retrouve dans la pensée et l’imaginaire manichéens, par exemple : le personnage du film (de Disney) est gentil OU méchant. Elle se retrouve également dans les dichotomies ancrées dans le discours et la pensée collective : on est sportif OU intellectuel, belle OU intelligente ; comme si une qualité excluait l’autre, comme si nous évoluions dans un jeu à somme nulle dans lequel je prive l’autre de quelque chose si je le possède moi-même.
Moins immature et plus tardive est la pensée conjonctive, chemin vers la pensée complexe chère à Edgar Morin, lorsque l’individu parvient (dans certains cas) à tolérer la coexistence des différences, voire la contradiction. Le ET remplace le OU : l’enfant déclare qu’il aime papa ET maman (même s’il préfère maman/papa selon les jours) ; le personnage du film (de Miyazaki) devient à la fois gentil ET méchant ; je t’aime ET tu m’emmerdes.
La pensée disjonctive permet de structurer une expérience primitive de l’environnement, la pensée conjonctive permet de la complexifier, de l’humaniser. (Et cette dernière phrase est un exemple de disjonction qui démontre sa nécessité pour structurer un discours.)
Corps-esprit, ça donnerait quoi ?
On peut disjoindre les choses dans la théorie. Nous venons de constater qu’il s’agit d’un mode d’apprentissage efficace, ce n’est pas le seul. Mais dans l’expérience, le corps et l’esprit ne sont pas séparés, pas plus que la raison et les émotions, comme l’a notamment démontré Antonio Damasio. L’être n’est ni psychique, ni corporel. Lorsque je ressens des douleurs au dos ou une migraine que je peux relier à un état de stress, est-ce mon corps qui parle ou mon esprit qui agit ? Lorsque mon cœur bat plus vite à l’approche d’un être que j’aime, est-ce mon corps qui résonne ou mon esprit qui éprouve l’attraction irrésistible de l’état amoureux ? Lorsqu’un beau matin mon corps refuse de se lever et qu’on me diagnostique une dépression, est-ce mon corps qui m’avertit que j’ai dépassé les bornes ou est-ce mon inconscient qui l’a commandé ? Et pour commencer, où réside mon inconscient, dans mon corps ou dans ma tête ? Et pourquoi diable ma tête devrait-elle être séparée de mon corps ?
L’expérience psychocorporelle est existentielle, parce qu’elle traverse nécessairement ces questions, parce qu’elle amène à d’autres prémisses que celles transmises dans l’éducation. Je suis mon corps ET mon esprit ; je suis tout ça ensemble.
Le corps, angle mort du système scolaire
Seulement, le corps occupe une place pour le moins discrète à l’école. Il est contraint par des règles absurdes (demander la permission d’aller aux toilettes, demander la permission pour boire…) qui – si on peut admettre leur rationalité d’un point de vue gestionnaire – n’en sont pas moins d’éloquentes méthodes de coercition. Progressivement, l’enfant apprend à discipliner son corps (par la position assise, l’obligation de se taire, de se tenir immobile), discipline qui se poursuivait encore récemment avec le service militaire. Pour avoir expérimenté ce dernier, je peux témoigner d’une constatation simple : lorsqu’on brime suffisamment les corps, on éteint du même coup toute résistance. Et la soumission à laquelle se prêtent les corps dans le système scolaire prépare admirablement la soumission plus grande à venir, celle du monde du travail. Cela n’a rien de nouveau, comme on peut l’écouter ici en appui sur les études de Georges Vigarello, ça dure depuis le moyen âge.
Progressivement à l’école, le corps devient un aléa, une donnée non plus existentielle mais matérielle, objectivée. On le soigne, on l’entretient ; il faudrait en prendre soin, comme on prend soin d’un objet précieux, parce qu’on n’en a qu’un, mais il y a désormais plus important : la tête.
L’avenir est psychocorporel
Ce billet est une ébauche, j’aborderai dans le suivant les thérapies psychocorporelles, qui orientent le travail vers l’unité psychosomatique (du corps et de l’esprit).
Parce que la coupure du corps et de l’esprit n’est pas tenable. Parce que nous avons besoin de nouvelles limites qui ne peuvent être attribuées ni à l’un ni à l’autre seule. Julie, Paul et les autres ne trouveront pas l’apaisement dans une conception binaire des choses. C’est ton corps qui souffre, va donc voir l’ostéopathe ; c’est ton esprit qui souffre, va donc voir un psy pour en parler…
Ces deux affirmations ne sont que les deux facettes d’une figure qui demande à être envisagée sous un autre regard, celui de la rencontre avec soi-même et avec l’autre dans l’unité psychocorporelle.
Pour aller plus loin
- Christophe Dejours, Le Corps d’abord
- Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, la raison des émotions
- Claude Pujade-Renaud, Le Corps de l’élève dans la classe
- Georges Vigarello, Le Corps redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique (ainsi que toute l’œuvre de Vigarello sur le corps)
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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SIX Gérard
Une coupure insoutenable en escrime
et une osmose sans cesse recherchée
Toujours aussi juste et tellement argumenté Pascal
Comment ne pas penser à « Alain » qui a si justement montré l’union du corps, du cœur et de l’esprit
Merci
Yvon Corain
Je voudrais, relativement à cette argumentation, qui met en avant une unité psychocorporelle fondamentale, apporter une critique : pour Morin, la complexité se décline en réalité selon 3 logiques. D’une part, l’articulation irréductible espèce-société-individu : on ne peut comprendre la réalité humaine dans toute sa complexité si on élude une de ces 3 dimensions. D’autre part, c’est la cérébralisation, donc la cognition ou si l’on préfère la capacité de représentation, qui s’intercale entre l’individu et le réel, qui amène l’être humain à être à la fois homo sapiens et homo demens : savant et aliéné. Autrement dit, s’il y a bien une unité psychocorporelle, c’est cependant « sa partie » cognitive qui rend la situation humaine complexe. Enfin, d’une manière plus générale, Morin invente justement le terme « unidualité » pour rendre compte de cette complexité : unidualité signifie qu’il y a à la fois une unité ET une dualité, une unité psychocorporelle ET une dualité corps-esprit. Et c’est précisément cette unidualité qui rend la situation de l’être humain singulièrement (il est dans le vivant un cas unique) complexe. Complexe voire, en effet, insoutenable, dans la mesure où elle engendre une souffrance singulière – celle-ci s’exprimant par l’unité corps-esprit.
Face à cette unidualité complexe, la tentation (la défense) est grande de vouloir simplifier, d’une manière ou d’une autre : soit en ne retenant comme valeur que l’unité psychocorporelle, soit en ne retenant comme valeur que la dualité psychocorporelle.
Au fond, je crois (croyance toute subjective) que la dimension psycho-cognitive, qui crée cette complexité singulière, fait peur à l’être humain lui-même, parce qu’elle semble échapper à un certain ordre naturel – celui de l’unité psychocorporelle.
Frankenstein exemplifie cela : le monstre, c’est celui qui montre quelque chose d’horrible aux gens « normaux », que l’on ne veut pas voir ; et que montre-t-il d’horrible ? Plus que son apparence hideuse, c’est sa conscience hideuse ! Le fait qu’il possède, de façon « anormale », une conscience. Douloureuse conscience, de se savoir un monstre, parce que ressuscité des morts par le pouvoir de la science, mais surtout de se savoir, malgré tout, humain, c’est-à-dire doté d’une conscience, surgie d’on ne sait où. Ferrarotti dit que la conscience est conscience d’être consciente d’elle-même, la conscience est toujours conscience de la conscience. Mais alors, c’est comme ce fantasme vertigineux et finalement cauchemardesque de se voir voir. Dans la série de SF » Devs » on imagine que la capacité de l’ordinateur quantique permet de montrer toute l’activité d’un individu avec une seconde d’avance ; se voyant voir ce qu’ils vont faire la seconde d’après, sans pouvoir faire autrement que de le faire, les scientifiques qui l’expérimentent ne le supportent pas ou deviennent fous.
On peut alors faire une hypothèse : que l’inconscient, produit par le refoulement, est ce qui permet à l’être humain de ne pas devenir complétement fou … on comprend alors la mise en garde de certains psychanalystes quant à la tentation d’une pratique amenant à lever trop radicalement le refoulement …