L’année qui se termine aura été riche pour tous les férus de théories du complot. Rien d’étonnant à cela, toutes les situations sociétales angoissantes font émerger les noyaux paranoïaques qui étaient jusque-là contenus tant bien que mal. Et c’est encore plus vrai lorsque ces situations sont accompagnées de décisions politiques pour le moins déroutantes, voire erratiques. Ce qui apparaît nouveau en revanche, face à la critique virulente de ces décisions par une partie de la population, c’est la tentative croissante d’amalgamer ces critiques à du complotisme, ce que Mathieu Foulot – dans un ouvrage paru après les attentats de Charlie Hebdo en 2015 – nomme reductio ad complotum. Difficile alors de s’y retrouver.

Paranoïa : la vérité, enfin !

Dans le grand public, on connaît la paranoïa comme un trouble psychique lié au délire de persécution. Elle est également liée à une recherche désespérée de la vérité absolue et à un monde dépourvu de nuances. Le ou la paranoïaque évolue dans une réalité polarisée à l’extrême qui tient sur l’équilibre fragile de son idéalisation de l’autre, ou de sa haine, lorsque cette idéalisation s’écroule. Celui qu’il aime ne peut avoir le moindre défaut, sinon ce serait insupportable et il serait alors condamné à le haïr pour ne pas avoir tenu son statut de perfection. Les relations d’un paranoïaque oscillent sur le piédestal fissuré de ses propres fragilités, qu’il finira le plus souvent par démolir violemment parce qu’il ne supportera pas d’y voir son reflet.paranoïa

Vis-à-vis de l’État, le paranoïaque sera donc – comme avec ses autres relations – dans un rapport passionnel et dans la recherche d’un absolu que seules les régimes totalitaires pourront lui apporter, car ils sont capables de tenir durablement l’absence de contradiction dont il a besoin. D’où son appétence également pour les mouvements extrémistes et sectaires. En démocratie en revanche, le mode de gouvernance apparaissant nécessairement comme imparfait, puisque pris dans une négociation permanence qui résulte de son mode participatif, le paranoïaque trouvera rarement son compte. Ne pouvant pas idéaliser durablement cette forme trop mouvante, il adoptera souvent le parti-pris d’être contre, radicalement contre. Et puisqu’il ne peut trouver la vérité dont il a besoin pour survivre dans le cadre donné par l’autorité, il inventera la sienne : une vérité simple à comprendre, pleine d’évidences, irréfutable, non critiquable. La théorie du complot lui permettra de combler ce besoin, et d’une pierre deux coups, elle lui permettra d’apaiser ses angoisses en rejetant toute la faute sur un autre, l’État étant un autre aux capacités d’absorption formidable, insaisissable, protéiforme.

Versant opposé, la soumission inconditionnelle

Si l’on regarde à l’autre extrémité du spectre, nous trouvons l’individu qui adhère de façon inconditionnelle aux ordres et aux consignes données par l’autre, qu’il s’agisse de l’État, de l’entreprise ou de toute autre forme d’institution et de pouvoir. Dénué de capacité à exercer son sens critique, se vivant comme trop fragile pour contester ou discuter la parole d’autrui, le ou la conformiste se soumet donc, pour le meilleur et pour le pire. Dans son histoire, on ne trouve aucune trace de rébellion, pas de crise, pas de contestation, pas de pleurs ni de colère. L’obligation de se soumettre par la violence peut se trouver à l’origine de son retrait. Très vite, il a pu intégrer qu’il ne servait à rien de discuter, voire de réfléchir. Ce peut être également un milieu familial dans lequel les décisions et les consignes avaient si peu de sens que la seule alternative à ce refuge dans la naïveté se trouvait dans la folie. Laisser tomber pour ne plus y penser. Pour ne plus penser.

Influençable, sans défense face à la manipulation et incapable de dire non, le conformiste sera la cible privilégiée des pervers, des abuseurs, et la victime de tous ceux qui parviendront à lui faire croire qu’ils sont en mesure de lui apporter la sécurité qu’il n’a jamais connue. Pour cela, il est prêt à payer le prix fort, celui de la complicité qu’il endossera sur l’autel de ses bonnes intentions.

Vigilance utile

Dans les deux cas, qu’il accepte l’autorité de façon inconditionnelle ou qu’il la rejette en bloc, il s’agit d’un individu qui a probablement subi la maltraitance d’un environnement où il n’a pu développer son sens critique. La critique, rappelons-le, ne consistant pas à rejeter, mais à élaborer et argumenter un point de vue contradictoire en lien avec l’autre. Vous conviendrez que ça n’est pas une activité très à la mode.le conformisme, l'absence de critique de l'autorité mène aux impasses de l'histoire

Or, aujourd’hui on assimile volontiers celui qui pratique cette activité au complotiste, qu’on fustige, oubliant que dans l’histoire, le conformiste n’est pas moins susceptible de nuire à la communauté. Car si le premier sème le doute et la confusion par ses accusations et ses agissements, tandis qu’il offre une visibilité aux mouvements les plus extrémistes et sectaires qu’il adulera dans son besoin d’absolu, le second déploie le tapis rouge à ces mêmes mouvements de par sa passivité face aux événements.

En dynamique de groupe

Un groupe humain, qu’il s’agisse d’un groupe classe, d’une équipe professionnelle ou d’un groupe de thérapie, regroupe un important éventail de tempéraments et de caractères. Si nous possédons toutes et tous en chacun de nous une partie rebelle, une partie soumise, une partie violente, une autre empathique, etc., certains travaux en dynamique de groupe – et notamment ceux de Didier Anzieu et de René Kaës – laissent à penser que les différents individus d’un groupe sont amenés à incarner ces différentes parties, comme autant de rôles qui seraient distribués aléatoirement à la constitution du groupe, voire intervertis parfois ensuite. Ainsi, dans un groupe d’une douzaine de personnes, il se trouve généralement une personne qui endosse le rôle du rebelle – le complotiste –, tandis qu’une autre, voire plusieurs, se chargent d’afficher une personnalité passive et soumise : le conformiste.

Le rebelle, s’il est très paranoïaque, a un pouvoir de nuisance important : il discutera chaque règle, s’opposera à chaque initiative, invoquant la manipulation ou l’irrespect. Par son comportement, il empêchera le groupe d’avancer, faisant planer un climat menaçant et agressif. Il sera d’ailleurs logiquement rejeté par le groupe, car dépositaire des mauvaises parties de ce dernier.

Le passif ne fera évidemment pas de vagues et fera ce qu’il sait faire : suivre. Il suivra donc la personne ou le sous-groupe le plus à même de le séduire et de lui faire signer le pacte qui le lie depuis toujours : celui de l’abandon de son autonomie contre l’illusion de sa sécurité.

Ces comportements en miroir se retrouvent souvent à l’œuvre dans des groupes immatures, fragiles, lorsque le dialogue et la rencontre authentique ne peuvent avoir lieu parce qu’ils sont encore trop menaçants pour l’intégrité du groupe. Plus tard, si le groupe et ses membres poursuivent leur croissance, les rôles évolueront : le rebelle s’adoucira peut-être, acceptant sa participation à une communauté qu’il percevra comme moins menaçante pour lui ; le passif apprendra peut-être à poser la limite de sa sécurité personnelle en renonçant à demander à l’autre de le faire pour lui. Chacun entamera ainsi le long et passionnant chemin de sa différenciation et de son autonomie.

Extrêmes nécessaires, modération souhaitable

Renvoyer dos à dos conformiste et complotiste ne serait pas suffisant si je ne m’attardais un instant sur ce que ces deux parties du groupe lui apportent. Le rebelle, par sa méfiance, défendra le groupe contre les abus, comme ceux de l’autorité en charge, lorsqu’il sera par exemple le seul à oser dénoncer le comportement injuste d’un enseignant ou d’un manager. Il tiendra le groupe dans un éveil critique, s’il parvient à ne pas le lasser par ses cris au loup qui, s’ils sont trop incessants, deviendront inaudibles.

Le conformiste accompagnera le groupe dans ses tâches et dans ses mouvements émotionnels, toujours prêt à aider, à soutenir, à contribuer. Il donnera du poids aux décisions prises et permettra l’action qui serait rendue impossible si le groupe s’enfermait dans la rébellion.

Leur rôle à tous les deux sera décisif dans les points de bascule du groupe, en particulier lors des tentatives de prise de pouvoir. Voici deux exemples parlants à cet égard, issus de la culture populaire contemporaine. Tout d’abord, la grève des joueurs de l’équipe de France de football en 2010 à Knysna en Afrique du sud, où un petit nombre d’agitateurs avait su museler le groupe pour effectuer son coup de force. Certains joueurs diront ensuite qu’ils n’avaient pas osé élever leur voix, sans bien comprendre comment ils en étaient arrivés là. Ensuite, le film 12 hommes en colère, où la rébellion d’un seul homme face à un groupe constitué dans son immense majorité de conformistes permet d’influencer le procès d’un individu accusé de meurtre. Outre le fait que le personnage incarné par Henry Fonda serait très probablement traité de complotiste aujourd’hui, ces deux exemples très différents nous donnent un aperçu du rôle et de la responsabilité de chacun.

Nuances

Car, entre complotisme et conformisme, il y a une large palette sur laquelle doit s’exercer notre esprit critique. Renvoyer à celui qui énonce une parole critique vis-à-vis de l’autorité qu’il est complotiste, cela revient à incarner le comportement que l’on souhaite dénoncer. Tout comme ostraciser la parole contradictoire au-delà des barrières de l’extrême démontre une difficulté à discuter et à débattre. A quel point sommes-nous devenus fragiles, pour ne plus être capables de tolérer un simple point de vue ?

Pour aller plus loin :

 

Image du bandeau : Ryan McGuirePixabay

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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