Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière.
(citation attribuée aléatoirement à Michel Audiard ou à Groucho Marx)

Alain Robert, le Spiderman Français

En lisant un magazine lorsque j’étais ado, je me rappelle être tombé sur une image fascinante, celle d’un type escaladant un gratte-ciel à mains nues, sans matériel de sécurité ni autorisation. La vue en contre-plongée était saisissante et suffisait à faire ressentir le vertige. Il s’agissait d’Alain Robert, dit le Spiderman Français, spécialisé dans cet exercice.

Hier, l’algorithme de Youtube me propose un reportage sur ce même Alain Robert. Je clique machinalement sur la miniature et les images me saisissent à nouveau comme elles m’avaient saisi il y a une trentaine d’années. Fasciné, ce qui me saisit avant tout, c’est probablement la peur incommensurable que je ressens si je m’identifie à cet homme, lorsque je le vois suspendu sans corde au-dessus d’un vide de 300 mètres dans les gorges du Verdon. Puis, je sens que je me détache un peu, je le regarde ensuite comme je regarderais une scène fictive, des effets spéciaux. Mon système émotionnel a probablement recours à cette défense pour faire face à la peur terrifiante que m’inspire cette expérience hors du commun, mais surtout hors des limites du concevable pour moi.

Vivre à très haute intensité

Alain Robert parle très clairement de cette différence entre lui et moi, dans les toutes premières secondes d’interview du reportage, lorsqu’il dit : « Je comprends très bien que les gens ne veuillent pas grimper comme ça, parce que les gens veulent vivre… Enfin, moi aussi je veux vivre, mais moi, je vis… quand je vis comme ça« .

Le propos est limpide. Pour se sentir en vie, Alain Robert a besoin de se sentir à la frontière de la mort, là où un millimètre de plus ou de moins vous fait faire le grand saut. On retrouve ici la recherche de sensations extrêmes présente chez de nombreuses personnalités-limites ou borderline. Cette addiction à l’adrénaline, ainsi qu’à un niveau extrême de sensations, est également présente chez de nombreux sportifs de haut niveau, des artistes sur scène, des travailleurs évoluant dans des secteurs très compétitifs. En bref, dans toutes les activités où la performance occupe une place prépondérante.

Une littérature consistante existe déjà sur ce qui peut amener l’individu à une telle recherche pour dépasser ses limites en permanence. Je m’intéresse plutôt pour ma part à la question du sentir, de la sensation en elle-même, émotionnelle, corporelle. Comment se fait-il que certains d’entre nous ne puissent se satisfaire de sensations légères ?

Éternelle adolescence

L’enfant, lorsqu’il est en bonne compagnie avec son corps, se satisfait généralement de sensations très simples. La saveur d’une fraise cueillie au jardin, chaude du soleil dont elle est gorgée ; le parfum de certaines fleurs au printemps ; courir et se laisser tomber dans l’herbe d’une prairie ou d’une colline ; sentir sa tête tourner lorsqu’on marche le long des vagues, sur la plage ; voici quelques sensations qui ont pu me procurer d’infinies émotions lorsque j’étais enfant. Je suis d’ailleurs bien en peine pour retrouver cette intensité aujourd’hui. Comme tous les adultes, mon acuité a considérablement baissé. Vous aurez noté que les premiers exemples qui me sont venus sont liés de près à la nature, sans doute parce que je crois fermement, comme Boris Vian l’écrivait dans l’Herbe rouge, qu’aussi longtemps qu’il existe un endroit où il y a de l’air, du soleil et de l’herbe, on doit avoir regret de ne point y être. Surtout quand on est jeune.

Adolescent, une nouvelle recherche s’effectue, souvent plus exogène. Le corps et son environnement immédiat ne suffisent plus à procurer le plaisir. On teste alors et on  s’adonne éventuellement à des substances susceptibles d’offrir plus de sensations. On recherche des activités qui procurent de l’adrénaline (les manèges à sensation sont très appréciés des ados à cet effet). Il faut sentir qu’on s’abandonne, comme on s’abandonne à l’autre dans ces amitiés et ces amours aussi intenses qu’on ne s’appartient plus. Le plaisir va avec le risque ; pour ressentir, il faut avoir peur, il faut avoir mal.

Vient un moment où, dans la plupart des cas, chacun revient à des plaisirs simples, construit une vie qu’il ne souhaite plus risquer de perdre. Avoir des enfants, par exemple, est un bon inhibiteur des conduites à risque. Mais pour un certain nombre d’individus, l’adolescence semble se poursuivre éternellement, dans une recherche sans fin de sensations extrêmes. Comme si, à l’image de ce que raconte Alain Robert, la vie et la mort devaient demeurer collées l’une à l’autre.

Les limites du corps, un temps pour tout

Quel que soit l’âge, à force de tirer sur la corde, elle finit par céder. Notre grimpeur en fait les frais en 1982, lors du terrible accident qu’il raconte dans ce reportage, accident durant lequel il chute de plus de vingt mètres sur une dalle rocheuse. Il survit miraculeusement au choc après plusieurs jours dans le coma et de multiples fractures. A vingt ans, déclaré invalide à 66%, il s’entraîne et revient à plus haut niveau ; après un an il grimpe à nouveau et bat de nouveaux records. Il finira cependant par délaisser les ascensions sur prise naturelle pour se centrer sur les buildings, moins aléatoires, moins dangereux. Le reportage le montre de retour dans le Verdon, en grande difficulté face aux parois rocheuses auxquelles il n’est plus habitué. A soixante ans, il décide de refermer définitivement ce chapitre, conscient qu’il n’est désormais plus raisonnable pour lui de se risquer sur des falaises. Alain Robert tient d’ailleurs à cette occasion un discours sur la façon dont il mesure le risque, encouru qui démontre qu’il est loin d’être fou, et pèse soigneusement, au contraire, chaque paramètre de sécurité. Le temps passe et il semble avoir trouvé un apaisement qui lui permet de lâcher, au sens figuré, le rocher qu’il devait tenir jusqu’ici pour se sentir exister.

C’est un problème récurrent, en particulier chez les hommes, qui survient – ça n’est pas qu’un cliché – autour de la quarantaine, lorsque le corps commence à montrer de sérieux signes qui indiquent la vieillesse à venir. Alors que la moitié de cette vie vient de filer en un claquement de doigts, comment envisager la seconde sans avoir les moyens de s’éclater comme avant ? Alors, on fait du base-jump ou du kitesurf ; on rentre ivre à 5h du matin, comme dans le temps ; on multiplie les conquêtes pour éprouver son attractivité sur le marché… Mais il faut trois jours pour se remettre de la cuite du samedi soir et les articulations ne supportent plus les grandes intensités dans l’effort sportif. Quelle déprime que ce corps qui ne permet plus de ressentir l’intensité d’autrefois !

Apprendre à sentir

En vérité, les addicts à la haute sensation ne sentent rien, ou pas grand chose. S’ils ont besoin d’aller aussi loin pour toucher une intensité émotionnelle et sensitive qui terrifie le commun des mortels, c’est bien pour cela. Il s’agit d’aller au-delà de cette forme de frigidité corporelle, tout comme le fait d’épicer systématiquement les aliments jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’autre goût que le piment indique souvent une frigidité orale.

Plus haut, plus loin, plus fort, pour parvenir enfin à sentir quelque chose, telle serait la devise de ces têtes brûlées. Mais que faire lorsque le corps ne suit plus ce rythme infernal ? C’est là que la psychothérapie peut entraîner l’apprentissage qui n’avait peut-être pas eu lieu dans de bonnes conditions dans les premiers mois et les premières années : goûter, sentir, toucher, éprouver. Doucement, pas trop vite, pas trop intensément, un pas à la fois. Apprendre, ré-apprendre, à me satisfaire de choses simples, à trouver du plaisir partout où on le peut, dans le goût d’une fraise gorgée de soleil ou la caresse de la brise sur la joue. Sentir moins pour sentir mieux, un programme pour vieillir moins malheureux.

Pour aller plus loin :

 

Image du bandeau : Kevin Prichard Photography via wikimedia commons

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)