Accompagner n’est pas anodin

J’ai appris dans ma chair qu’on ne travaille pas en lien avec du public, que ce soit dans le monde de l’éducation, de l’enseignement, du droit, du médico-social ou des loisirs et du bien être, sans qu’il se produise des effets d’identification, de projection, et autres processus psychiques pour le moins remuants. Travailler en lien avec d’autres, cela expose.

Ces effets inhérents à la relation conduisent les personnes qui travaillent quotidiennement auprès d’un public à une alternative : se blinder psychiquement au point d’en devenir étanche à ses propres émotions, d’une part, ou bien éponger celles des autres, au risque de se retrouver soi-même englué, voire noyé. Ces deux processus sur lesquels je vais revenir ne sont que les deux voies parallèles d’un même chemin, qui conduit doucement mais sûrement nombre d’intervenants chaque année vers la dépression ou le burn out. Et sans aller jusqu’à cette extrémité, ce chemin mène inéluctablement chacun vers l’endroit où il se retrouvera face à des questions, des angoisses, des préoccupations dont il se demandera tôt ou tard si elles lui appartiennent en propre ou s’il n’en aurait pas hérité, comme par contagion, lors d’un contact marquant avec un usager/élève/étudiant/patient/malade. Parmi ces questions : que faire si je me rends compte que je déteste l’un de mes élèves, que je suis amoureux(se) de mon/ma client(e), que je suis triste le soir en repensant à une personne que j’accompagne et qui risque d’être expulsée de chez elle dans les jours qui viennent…

La supervision pour les uns, quid pour les autres ?

C’est notamment pour parer à cela que les psys, les coachs, et d’autres professions médicales et paramédicales ou juridiques ont pensé et rédigé des codes de déontologie. Ils y ont inscrit des règles qui forment un cadre auquel se référer, des lignes de conduite à tenir. On y trouve notamment des règles relatives à ce qui pourrait constituer des abus de faiblesse ou des abus de position dominante, comme l’interdiction d’avoir des relations sexuelles ou d’entretenir des affaires financières avec les personnes que l’on a en charge. Parfois, ces règles vont même au-delà des personnes avec qui le professionnel est en contact, comme le délit d’initiés. Mais si la loi suffisait à se garantir elle-même, cela se saurait. Et puis, savoir que je n’ai pas le droit d’avoir des relations intimes avec ma cliente me fait une belle jambe si j’en ai tellement envie que je n’en dors plus la nuit. À ce stade, consulter quelqu’un devient essentiel, mais la réponse ne se trouve pas forcément en psychothérapie. Peut-être cette cliente rejoue-t-elle avec moi un scénario œdipien classique, auquel cas ce qui pose souci ne prend pas nécessairement racine chez moi, mais dans la relation. Voilà un cas clinique tout indiqué pour une bonne supervision.
Certaines professions comme la mienne, ou même les miennes puisque coachs et psys se rejoignent sur ce point, ont d’ailleurs inscrit la supervision au titre de ces obligations déontologiques. Le code de déontologie du SNPPsy, dont je suis adhérent, précise clairement (art. III.3) que tout praticien en activité a un lieu de supervision. Ça n’est pas une option.

Ce qu’on y fait ? Beaucoup de choses, et cela mériterait au moins un article. Mais en premier lieu on y fait du tri. En allant exposer à mon superviseur ou à mon groupe de supervision ce qui semble coincer avec mon patient, je vais essayer de comprendre en quoi je suis impliqué dans la situation, en quoi cette situation est venue me percuter et à quel endroit. Autrement dit, je vais travailler à me dégager de la situation en y faisant intervenir un tiers. Parfois, je vais m’apercevoir que l’endroit où la relation me percute mériterait bien que j’y travaille un peu de mon côté, sous peine de ne pas être capable d’aider l’autre.
Pour faire simple, je peux me retrouver profondément ébranlé quand ma patiente vient me parler d’un deuil difficile pour elle et me rendre compte en supervision que cela me rappelle en fait ma grand tante qui est décédée subitement l’été dernier. Étant donné qu’il est difficilement concevable de demander à ma patiente d’éviter dorénavant le sujet en arguant que cela me rend terriblement triste, il sera plus sain et sécurisant pour elle que j’aille travailler cet aspect de mon côté en thérapie. Sans quoi je la place dans une situation ubuesque où mes émotions pourraient prendre le pas sur les siennes, voire les interdire.

L’éponge : s’identifier au malheur des autres jusqu’à s’y perdre

« Moi je suis une éponge. » Sans doute avez-vous déjà entendu quelqu’un de votre entourage prononcer cette phrase, peut-être vous est-il arrivé de le dire ou de le penser. Certaines personnes sont plus sensibles que d’autres à l’expression des malheurs de la vie et sont touchées au plus profond de leur être lorsqu’elles entendent un récit douloureux. Ce sont souvent des confident(es) pour leurs proches, normal puisqu’ils/elles écoutent bien, d’où une tendance de l’entourage à les utiliser efficacement comme éponge à chagrins/angoisses/colères. « J’aurais dû faire psy », disent-elles d’ailleurs souvent. Seul problème, si l’on considère les émotions comme des fluides, c’est qu’il faut bien les réguler d’une façon ou d’une autre, à moins de risquer l’inondation. D’où une tendance pour les personnes-éponges à accuser de gros coups de blues lorsque le trop-plein déborde. Double peine, l’entourage aura souvent du mal à comprendre qu’elles ne soient plus alors disponibles pour écouter leurs malheurs et pourra éventuellement le leur reprocher vertement. (Quand on trouve un substitut de psy disponible à la demande, et gratuit qui plus est, on n’a pas envie de le lâcher !) Dans le milieu professionnel, ces personnes seront à nouveau celles à qui les collègues et clients confieront leurs malheurs. Elles seront d’autant plus exposées que leur fonction incite à la confidence. Demandez à une coiffeuse de vous parler de sa semaine de travail, vous aurez un aperçu représentatif des vicissitudes de la vie courante qui rendrait jaloux un psy… Sauf qu’elle n’a pas été formée pour cela, et qu’elle se retrouve donc dans une position vulnérable. Tout le monde peut être doué pour écouter. Mais écouter sans plonger tête la première dans l’océan de la tristesse du monde, c’est un métier et ça requiert une formation longue et impliquante. Sans technique, chantait Brassens, un don n’est rien qu’une sale manie.

Le blindage : devenir étanche pour ne plus souffrir de l’autre

A l’autre extrémité du curseur, figurent les blindés de combat que sont ceux et celles qui pensent avoir trouvé la parade idéale pour ne pas sombrer dans l’océan évoqué ci-dessus. Au lieu d’éponger, ils repoussent ; au lieu de compatir, ils dressent un mur. Ce sont souvent des personnes rationnelles qui disent « faire la part des choses », qui vous vendent que lorsqu’elles ferment la porte de leur cabinet/bureau, elles laissent le travail derrière eux, oubliant qu’une telle délimitation arbitraire n’a que peu d’effet sur le psychisme en général, et sur l’inconscient en particulier. Cependant, dans certains métiers, je pense au personnel hospitalier notamment, au personnel des EHPAD, et plus généralement à ceux qui côtoient la maladie et la mort au quotidien, cela s’avère plus que nécessaire, il s’agit même d’un besoin vital. Mais pour autant, cela ne résout pas tout, parce qu’il n’est point d’armure qui ne possède une faille, et nul n’est insubmersible, l’histoire le prouve. En l’occurrence ici, on peut se poser la question suivante : quel blindage peut résister à certaines émotions tout en laissant passer les autres ? Si je suis blindé avec mes patients, alors le suis-je également avec mes proches, mes amis, ma famille, mes enfants, ma/mon conjoint(e) ? Ou bien si je suis tellement capable de faire la part des choses, allant jusqu’à me comporter d’une façon radicalement différente au travail et à la maison, alors ne suis-je pas tout simplement clivé ?

L’analyse des pratiques professionnelles : évoluer en groupe

Les groupes d’analyse des pratiques professionnelles (GAPP) existent dans de nombreuses professions où le lien avec le public fournit matière à une réflexion et à l’interrogation de l’endroit où se rencontrent enjeux professionnels et personnels. Cette frontière pro-perso, malmenée par les nouvelles générations, et dont on voudrait vous vendre le mode d’emploi servant à la définir de manière définitive, alors qu’elle est une renégociation permanente à l’intérieur de chacun(e) d’entre nous.

Les groupes d’analyse de pratiques sont un lieu d’échange de savoirs, de partages. Ils permettent tout à la fois de purger des situations problématiques et de mettre des ressources en commun. Leur visée est d’abord formative, l’idée d’évolution professionnelle accompagne leur histoire démarrée dans les années cinquante autour des fameux groupes Balint. Ces groupes, à l’origine composés de médecins réunis autour des problèmes dans la relation soignant-soigné, ont servi de base au développement des GAPP qui demeurent similaires sur de nombreux points aujourd’hui encore. Extrait trouvé sur le web concernant les groupes Balint :

C’est un groupe de 8 à 12 personnes qui se retrouvent régulièrement pour réfléchir autour de la présentation d’un cas clinique dans lequel la relation soignant-soigné pose problème et questionne.

Les participants sont des soignants qui ont tous des responsabilités thérapeutiques et un à deux leaders de formation psychanalytique.

Le déroulement d’une séance de travail se construit autour de la présentation par un membre du groupe, d’une situation clinique. Les autres membres du groupe écoutent sans l’interrompre. Puis ils peuvent réagir et intervenir en questionnant, en exprimant leur avis, voire leurs émotions. Le narrateur entend et cherche à répondre aux questions tout en découvrant un autre éclairage de sa relation à ce patient là.

La règle de fonctionnement est basée sur :

  • la spontanéité avec laquelle le rapporteur du cas le raconte
  • les associations libres des idées et des ressentis
  • absence de notes
  • le respect de la parole des autres sans évaluation ni jugement
  • la confidentialité

© https://www.balint-smb-france.org/groupe-balint.php

Le groupe d’analyse de pratiques est donc un endroit où les participants peuvent venir déposer ce qui leur pèse, mettre leur quotidien professionnel au travail, entre pairs, dans un cadre suffisamment sécurisé par l’animateur.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi n’en met-on pas partout ? Dans chaque métier où l’on travaille en lien avec un public ?

Le nerf de la guerre

C’était facile à deviner, surtout dans ces années de restriction : parce que ça coûte de l’argent et que ça ne rapporte rien de visible. (Le bien être au travail, même s’il fait couler beaucoup d’encre et de financements, n’est pas quantifiable dans un bilan comptable.) Et pourtant, excusez-moi par avance l’âpreté du propos, mais l’économie d’un burn out financerait bien des GAPP.
Autre raison, après l’enthousiasme groupal des années cinquante à soixante-dix qui verra émerger tout ce qu’on connaît aujourd’hui comme processus en groupe, l’heure serait plutôt à un repli sur la relation à deux, par écran interposé c’est mieux, moins confrontant, moins inquiétant. Le groupe, réceptacle de tous les fantasmes archaïques en action, n’est pas à la mode. On achète sa version édulcorée, de type OVS, mais on délaisse celle où l’on risquerait d’aller au-delà de l’illusion groupale d’un bien être ensemble, au moment où le groupe risquerait de nous transformer pour de bon sur la base de l’individuation de ses membres.

De nombreux groupes d’analyses de pratiques professionnelles existent cependant et il ne tient qu’aux travailleurs d’en réclamer davantage. Autrement dit, à nous de reconstruire le groupe.

Pour aller plus loin :

Image du bandeau Andrew MartinPixabay

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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