L’autorité d’un groupe (…) est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il.
Hannah ARENDT

Après-midi de vacances dans un gymnase francilien. Une quinzaine d’enfants de 8 à 14 ans, répartis en trois équipes, disputent un tournoi de balle assise. Le but : toucher les joueurs de l’équipe adverse afin de les éliminer.

A l’issue des trois matches qui ont vu s’affronter les équipes des rouges, des jaunes et des bleus, j’instaure une partie bonus : les trois équipes vont maintenant s’affronter en même temps. Si tous les joueurs d’une même équipe sont touchés l’équipe sort du jeu. Elle est éliminée. Lorsque j’annonce cette nouvelle règle, la réaction est vive : « waow, les trois équipes en même temps ? » Et instantanément, Victor, 13 ans, capitaine charismatique de l’équipe des jaunes (qui vient de gagner ses deux matches), apostrophe Jean, son homologue capitaine de l’équipe des bleus (qui a terminé à la seconde place) : « Eh ! On tue les rouges et après on se bat entre nous ! ».

Un pour tous… tous sur les rouges !

Mince, je n’avais pas prévu ça. Les pauvres rouges viennent déjà de perdre les deux parties précédentes et ils vont se retrouver pris en étau entre les deux meilleures équipes. Je brûle de dire : « ah non, pas d’alliance ! », je crois même que je le dis, mais pas assez fort, car la proposition de Victor, lancée d’une voix haute et claire, a provoqué un remous d’excitation dans le groupe, suffisant pour couvrir ma voix. Et puis m…, laissons-les faire, on verra bien.

La partie démarre, et comme prévu les pauvres rouges en prennent plein la tête, au sens propre. Ils tentent de respirer sous le feu nourri des deux balles en mousse lancées par les joueurs des équipes adverses. Je me dis qu’à ce rythme-là, leur sort sera vite réglé, et observe néanmoins qu’ils demeurent très solidaires. Comme un pack de rugby acculé à sa ligne d’essai, ils tiennent bon et saisissent chaque occasion de délivrer l’un des leurs pour rester dans la partie. Cette phase dure deux à trois minutes (des minutes qui doivent paraître bien longues sous la mitraille), puis l’alliance bleu-jaune perd de sa force. Certains joueurs se détournent de l’objectif et délaissent l’ennemi pour tirer sur leurs alliés, provoquant l’ire de Victor et Jean, les deux capitaines qui ont forgé le pacte initial. Le jeu s’équilibre, les rouges peuvent enfin songer à autre chose qu’à défendre. Quelques minutes plus tard, les trois équipes font jeu égal. J’arrête la partie, les jaunes ont finalement gagné parce qu’ils ont un joueur de plus debout, mais aucune des trois équipes n’a été éliminée.

Immédiatement, les joueurs rouges me prennent à parti : « Ils ont fait alliance ! » « On n’avait aucune chance ! » « Ils ont triché ! ». Je ne réponds pas, mais décide de leur proposer un moment de régulation en groupe.

Morale contre pragmatisme

Assis en cercle, nous revenons dans un premier temps sur l’enchaînement des événements. Victor assume son rôle avec beaucoup d’aplomb et y ajoute un point de droit constitutionnel irréfutable : « oui, je leur ai proposé une alliance, tu n’avais pas dit que c’était interdit ».
Immanquablement, cela fait réagir les rouges : « C’est pas normal, ça devrait être interdit. » En d’autres termes, ils invoquent la morale : ce qui s’est passé, de leur point de vue, c’est mal.

la prise d'initiative dans un groupe, un pouvoir conséquentQuant aux autres, ceux qui ont suivi Victor comme un seul homme, ils s’en lavent les mains. « Ça n’est pas moi qui ai eu l’idée », dit Jean. Victor m’a proposé, j’ai accepté, c’est tout.
Là-dessus, Victor en rajoute une couche à l’adresse des rouges : « vous n’aviez qu’à avoir l’idée avant ! » C’est d’une logique implacable.

D’emblée, je choisis de confirmer le leader dans son rôle : « je ne pense pas que ça soit bien ou mal d’avoir agi comme Victor l’a fait. Il n’y avait pas de consigne, il a pris l’initiative de lancer une stratégie pour gagner, pourquoi pas ? ». Je sens un murmure de désapprobation chez ceux qui auraient sans doute aimé que je fustige Victor et l’étiquette comme le méchant de l’histoire. Au contraire, ce que je souhaite, c’est aider le groupe à suspendre le jugement. Si on s’embarque dès maintenant sur le bien et le mal, comme le suggèrent les rouges, la réflexion n’ira pas bien loin et nous risquons fort de rester bloqués aux frontières du triangle de Karpman, dans un schéma où victimes et bourreaux se renverront la balle, ce qui serait un comble.

Une distribution des rôles impeccable

Ce qui m’intéresse davantage, c’est qu’à première vue nous avons :

  • un persécuteur et son complice actif : Victor et Jean, les deux capitaines ;
  • des complices silencieux : tous ceux qui ont accepté l’alliance proposée sans broncher (avec les enfants, nous les appellerons « les suiveurs ») ;
  • une victime désignée : l’équipe des rouges.

Il a en effet suffi que Victor lance l’idée de l’alliance pour embarquer avec lui la totalité des membres des deux équipes. Personne n’a moufté, personne n’a dit : « non, moi je ne suis pas d’accord avec ce que tu proposes. » C’est ça que je veux leur faire observer, qu’il est facile de désigner un coupable, surtout si ça permet aux autres de ne pas avoir à se coltiner leur responsabilité. Mais cela revient à n’observer que la partie émergée de l’iceberg.

la force d'un collectif peut s'opposer aux pires épreuvesPlus intéressant encore, la victime ne s’est pas comportée en victime. Les rouges auraient pu laisser tomber devant le nombre, ne pas tenter de survivre en tant qu’équipe. Mais ils ont fait corps et ont survécu, tant et si bien que leur résistance a provoqué l’explosion de l’alliance face à eux. Ils ont été aidés en cela par quelques enfants qui, s’ils n’avaient pas osé s’opposer directement à l’idée de Victor, ont néanmoins profité de la première occasion pour jouer une autre partition que celle qui leur avait été imposée. Autrement dit, et le mot va très vite ressortir dans la discussion : ils ont trahi.
Et trahir, c’est mal, forcément !

Forcément ? Est-ce mal de trahir un système avec lequel on n’est pas d’accord, dans lequel on a été embarqué sans donner son avis ? Pas si sûr. Voilà que le groupe se met à douter. À ce stade, les traîtres pourraient devenir les parias de l’histoire, mais il s’avère qu’ils sont tout autant des résistants que des traîtres. Car lorsqu’on les interroge finalement sur ce qui les a poussé à trahir, ils répondent comme Loïc, neuf ans, qu’ils n’étaient pas d’accord avec le pacte, qu’ils trouvaient ça injuste.
« Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? » confronte Victor, décidé à tenter jusqu’au bout de déplacer la responsabilité sur d’autres que lui (il s’agit là d’un jeu à double sens). Réponse trop évidente, malheureusement : parce qu’ils avaient peur des retombées pour eux s’ils désobéissaient aux leaders de manière frontale. Alors ils se sont tus, mais n’ont pas obéi pour autant.

Et moi dans tout ça ?

Au sein de l’alliance bleu-jaune qui paraissait bien uniforme dans un premier temps, il apparaît finalement toute une palette de comportements. Il y a ceux qui s’y sont reconnus et se sont dits – comme Jean qui a fini par l’avouer – « c’est une bonne idée, on va les battre facile ! » ; ceux qui n’ont rien dit, mais n’en pensaient pas moins et ont quitté le navire au premier moment opportun ; il y a ceux enfin qui disent qu’ils n’avaient pas compris l’alliance, les traîtres, voire les règles du jeu… Ils n’ont rien vu.
Parmi eux, il y en a pour qui c’est effectivement le cas. Ils n’ont pas vu les enjeux en cours, se sont occupés à tenter de survivre sans participer autrement à la dynamique de groupe. Je pense notamment aux plus jeunes. Mais il y a surtout ceux qui ont refusé de voir et ont préféré se reclure dans une forme de naïveté : « Je ne savais pas. Et puis ça ne m’intéressait pas. Je n’ai fait que suivre le mouvement. »

« Bon, on ne va pas tergiverser plus longtemps, qui est pour la condamnation à mort ? » comme le proposait l’un des membres du jury dans Douze hommes en colère. Je les interroge : « et maintenant que tu entends tout ça, qu’est-ce que ça te fait ? ». Pas grand-chose. Prendre parti de manière active représente une difficulté ; suivre c’est plus facile. Voilà qui nous ramène à des heures sombres. Difficile d’éviter le point Godwin. Car évidemment, cette partie de balle ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà : il ne faut que peu de personnes actives autour d’un projet pour y faire adhérer le plus grand nombre par leur force de persuasion. A lui seul, Victor a su fédérer neuf alliés en quelques secondes dans un mouvement groupal univoque. Là, il ne s’agit pas du « un pour tous ! » des trois mousquetaires, mais du plus destructeur « tous contre un ! »

La discussion se poursuit au rythme des interventions des uns et des autres. Les plus jeunes restent davantage au contact du contenu, ont évidemment plus de difficulté à distancier leur discours, mais ils sont aussi actifs que les grands. La parole tourne, c’est riche, mais le temps tourne aussi, il va bien falloir conclure.

Harcèlement ?

Cette image saisissante de l’équipe des rouges prises sous les tirs répétés de dix adversaires m’avait beaucoup touché, et m’avait évoqué d’autres horizons. J’interroge le groupe : se mettre à plusieurs contre un et ne plus le lâcher jusqu’à ce qu’il craque, dans la vraie vie ça ne vous évoque rien ? « Si, le harcèlement », répond immédiatement Marie, 12 ans, qui n’avait quasiment pas ouvert la bouche jusqu’ici.

Victor réagit : « waaaah, faut pas exagérer ! » Mais si, justement, il faut exagérer pour comprendre comment ça fonctionne. Et surtout, je leur rappelle qu’ici, il s’agissait d’un jeu ; ici le but était bien de gagner, donc de faire craquer l’adversaire. C’est ça, la compétition sportive. C’est pour ça que c’est si riche en pratique. Parce que cela permet d’expérimenter des choses extrêmement violentes pour de faux. Il s’agit d’un jeu, c’est du symbolique. Ici, dans un cadre de sécurité posé et régulé par un adulte, on tue pour de faux, on harcèle pour de faux, on meurt pour de faux, on est un méchant persécuteur ou une mignonne victime innocente pour de faux. Le vivre permet d’expérimenter ce que ça me fait, et me dispensera éventuellement de retenter l’expérience en vrai.

Ayant constaté que l’alliance s’était faite entre les deux équipes les plus fortes, certains enfants ont proposé la chose suivante : « pourquoi ça ne serait pas les équipes faibles qui feraient alliance ? »
Vaste question. Parce que dans la vraie vie ça ne se passe jamais ainsi, puisque c’est probablement cette capacité de prise d’initiative présente ou absente qui fait la différence entre une équipe forte et une équipe faible. Les rouges ne sont pas devenus victimes dans la situation, ils étaient victimes a priori, ne serait-ce que parce qu’ils avaient perdu les deux premières rencontres.

Mais maintenant que nous avons parlé de tout ça, que se passerait-il si on rejouait la partie ?

Pour aller plus loin

 

Image du bandeau : skeeze – Pixabay
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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