Vous connaissez certainement ces jeux qui se pratiquent avec une, voire deux cordes élastiques. Les élèves de mes cours d’escrime adorent. J’accroche ma corde à un point fixe et la fais tourner, pendant que les petits escrimeurs passent dessous tour à tour dans une série d’exercices à difficulté croissante et tentent d’éviter de se faire toucher. Tel un véritable robot, aguerri par des années de pratique, je fais tourner la corde avec une régularité de métronome, tandis que la sanction tombe, implacable, pour ceux qui se trouvent sur sa trajectoire parce qu’ils n’ont pas traversé dans la bonne fenêtre de tir.

Voilà le tableau idéal tel qu’on peut se le représenter lorsqu’on se targue d’avoir un peu de conscience professionnelle (et une fibre obsessionnelle suffisamment bien accrochée). Sauf qu’en réalité, ça ne se passe pas tout à fait comme ça. Loin d’être une machine, je suis en fait une personne vivante avec ses failles et ses angles morts. Et en tant que tel, j’ai un pouvoir d’influence sur la réussite de l’exercice, puisque je peux ralentir ou accélérer la corde pour permettre, par exemple, au petit Arnaud, six ans et demi, qui avait entamé sa course un tout petit peu trop tôt, de réussir à traverser. Parfois, il faut bien donner un coup de main pour encourager ceux qui débordent d’envie de réussir et à qui il manque un petit rien. Il est content, lève les bras. Il ne s’est absolument pas rendu compte que je l’avais aidé, et peut-être que le gain de confiance qu’il aura acquis lui permettra de partir au bon moment au tour suivant. Ça me renvoie en outre une image gratifiante de moi-même : j’ai été bon pour ce petit, j’ai bien fait mon boulot ; d’ailleurs c’est pour ça que je suis pédagogue.

Cygne blanc ou canard boiteux

Mais quand vient le tour de Thomas, neuf ans, je ne me rends absolument pas compte que j’aurais pu – en accélérant très légèrement la corde – lui permettre de réussir l’exercice lui aussi, et que j’ai sans doute même ralenti imperceptiblement le mouvement, ne lui laissant pas le bénéfice du doute. Thomas se prend les deux pieds dans l’élastique. Recalé. De toute façon, avec mon infaillible regard dans le coin dit des « yeux dans le dos », j’avais bien remarqué qu’il n’écoutait pas la consigne précédente. C’est bien fait pour lui. Une petite vengeance de ma part en quelque sorte.

Autre jour, autre jeu ; dans une rêverie de tournage de corde (les mouvements répétitifs incitent à la rêverie et à la transe, c’est même souvent comme ça qu’on pratique l’hypnose),  je me vois soudain à l’œuvre, et m’aperçois que Thomas n’est pas le seul à pâtir de mes humeurs, loin s’en faut. La différence est infime, mais il apparaît clairement qu’il y a des enfants que j’aide, que je favorise, alors qu’ils devraient échouer si je m’en tenais à mon rôle de métronome, et d’autres qui ont intérêt à être dans le bon tempo car ils ne bénéficient d’aucune clémence de ma part en cas d’approximation.

En m’interrogeant sur ce qui fait la différence entre ces deux catégories, je constate rapidement un détail d’importance. En effet, si j’accepte de regarder les choses avec honnêteté, je m’aperçois que je n’éprouve pas les mêmes sentiments pour les uns et pour les autres. Le petit Arnaud n’a pas seulement le mérite d’être plein d’enthousiasme, il attire également la sympathie. J’apprécie la présence lumineuse de cet enfant qui pétille littéralement. Les autres enfants du groupe l’aiment tout autant et couvrent d’attention cette adorable mascotte. Dans le groupe, au contraire, Thomas n’est pas en odeur de sainteté. Sans cesse occupé à contester les décisions des arbitres lors des assauts, d’ergoter sur des détails, sans cesse en train de défier mon autorité, il a beaucoup de difficultés à se faire apprécier de ses camarades et a pris la place du célèbre bouc émissaire.

Qui aime bien châtie bien

C’est ce qu’on dit ! Sauf que dans le cas présent, il apparaît clair que je n’aime pas Thomas, et que ça ne m’empêche pas pour autant de le châtier lorsque j’en ai l’occasion.
Si cela s’arrêtait à la porte de la salle d’armes, ce serait sans grande conséquence. Thomas changerait sans doute rapidement d’activité pour trouver un enseignant avec qui il entretiendrait de meilleurs rapports. Sauf qu’en parlant avec l’un de ses petits camarades un jour, son seul ami dans le groupe, je découvre sans grande surprise qu’il occupe également cette position de vilain petit canard à l’école, et bien sûr dans sa famille.

Le rejet qu’il m’inspire représente donc probablement sa manière d’entrer en relation ; provoquer le rejet est la seule action qu’il parvienne à mettre en œuvre pour être en lien avec l’autre. On peut donc penser que dans ce que j’éprouve à son égard, il y a bien sûr quelque chose qui parle de moi et avec lequel je suis mal à l’aise. Mais il y a également quelque chose qui parle de lui : cette propension à susciter l’animosité chez l’autre, qui trouve sans doute sa source dans ce que son entourage familial lui fait vivre de lui-même. C’est ce qui se passe chez les enfants à qui l’on n’a pas suffisamment permis de goûter la sensation d’être aimables. Au contraire du petit Arnaud pour qui il est normal de provoquer l’affection et l’amour autour de lui, parce qu’il en a été suffisamment nourri, parce que l’amour est en quelque sorte sa langue maternelle, Thomas, lui, n’imagine pas qu’il pourrait être aimé, puisqu’il se sent rejeté depuis que son monde est monde. Il lui apparaît donc tout à fait naturel d’être rejeté par le groupe, ses enseignants ou son maître d’armes.

Aimer Thomas demande plus d’effort

Il est très difficile de prodiguer de l’affection à des enfants comme Thomas. Son habitude des relations conflictuelles et du rejet est telle qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour entretenir ce climat violent avec quiconque tentera une approche différente. En clair, même armé des meilleures intentions du monde, il est probable que Thomas me provoquera jusqu’à ce que je le réprimande ou le punisse, parce que cela l’angoisserait probablement davantage si j’agissais différemment ! Le mouvement est bien rodé, comme un piège qui s’est déjà refermé il y a bien longtemps.

Un jour pourtant, la donne change. Discrètement, son ami me dit : « Thomas pleure dans le vestiaire ». Je l’appelle, il vient me voir, puis se confie pour la première fois sur ses difficultés à la maison, en particulier avec sa belle-mère, qui s’avère digne des plus épouvantables marâtres de contes de fée. Je suis très ému, quelque chose se produit entre nous. Thomas est parvenu à me faire passer autre chose que la colère que je ressens habituellement à son contact. Aujourd’hui je peux aussi éprouver son immense chagrin.

difficile de susciter l'amour lorsqu'on n'en a pas reçu une part suffisante

Il y aura encore de multiples affrontements, réprimandes, recadrages en tout genre. Mais quelque chose bouge, une confiance s’est établie ; désormais il sait que je sais. Mais pour que ce quelque chose bouge, il aura fallu que je découvre et que j’accepte de reconnaître mes sentiments négatifs à son égard. Il aura fallu que je sorte de ma position de neutralité pédagogique, celle qui consistait peut-être à croire et à faire croire que nous pouvons avoir des sentiments égaux pour tous nos élèves. Dangereuse imposture, la même qui consiste à croire et à faire croire que nous éprouvons les mêmes sentiments envers nos propres enfants. « Je t’aime exactement comme ta sœur. » Et ben voyons ! Et je tourne la corde de la même manière pour Arnaud ou pour Thomas. Que de dégâts dans les fratries lorsque les parents dénient la différence.

Pour diagnostiquer : travailler en équipe

En pratique, que faire avec tous les Thomas que nous rencontrons dans notre quotidien d’enseignant, d’éducateur, de psy, de travailleur social ?

Lorsque nous ressentons du rejet, de la colère, un agacement permanent à l’égard d’un enfant, d’un adolescent ou même d’un adulte qui nous sort par les yeux, il est d’un grand secours de pouvoir partager nos affects avec un/une collègue qui a également cette personne en charge. Parfois, cela permet de constater que l’autre a un avis radicalement différent du nôtre : « il te gonfle ? Moi je l’adore ! » Parfois, au contraire, cela permet de s’apercevoir que notre ressenti trouve un écho :
« Moi il y en a un que je ne supporte plus, c’est…
« Thomas ! Moi c’est pareil, quelle plaie ce gosse ! D’ailleurs dans le groupe il n’y en pas un qui peut le voir en peinture. »

Dans le premier cas, on peut postuler que le problème se situe dans la relation entre l’enfant et l’adulte. Ce dernier peut alors se questionner sur ce que cela vient toucher chez lui, quelle est cette zone sensible que l’enfant vient heurter. Dans le second cas, on peut s’autoriser à imaginer que le problème se situe dans la relation entre l’enfant et les autres en général. A nous alors de choisir une position éthique : faire partie de ceux qui agissent en réaction, en confirmant l’enfant dans ce qu’il a appris, donc en le rejetant ; ou bien, se décaler et tenter de lui offrir quelque chose de différent. Ce sera plus long, plus difficile également, et ça ne donnera sans doute aucun résultat ou presque. Mais l’interrogation à laquelle nous avons à nous confronter demeure la suivante :

Qui pourra faire l’effort d’aimer Thomas d’une façon suffisamment engagée pour qu’il se mette à imaginer, puis à croire qu’il a le droit à un autre lien relationnel ?

Pour aller plus loin :

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Le Bruit des lames - Pascal Aubrit - livre escrime

Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
Tous les détails et les différentes possibilités pour se le procurer : https://desanglades.fr/

 

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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