La transmission d’Irvin Yalom

En 2002, le célèbre romancier et psychothérapeute existentiel américain Irvin Yalom publie L’Art de la thérapie[1], un ouvrage de transmission qui s’adresse aux jeunes générations de psychothérapeutes. Âgé de 71 ans (il en a 92 à l’heure où j’écris ces lignes), Yalom sent qu’il parvient à un moment de sa vie où la transmission devient un but majeur ; il souhaite laisser quelques traces de son expérience clinique d’un demi-siècle pour les générations de thérapeutes à venir.

Voilà le point de départ qui introduit quatre-vingt chapitres courts et concis, où Yalom offre un beau cadeau pour les psys de toutes obédiences en délivrant conseils pratiques, mises en gardes pertinentes et pensées cliniques complexes, bien que toujours écrites dans un langage simple et accessible. En particulier, il insiste sur plusieurs points cruciaux dans la pratique de notre métier. Certains de ces points sont d’ordre général, comme la nécessité absolue d’avoir effectué un travail sur soi d’une longueur et d’une intensité suffisante en psychothérapie, et de le poursuivre tout au long de sa carrière de thérapeute, ou bien encore des rappels éthiques et déontologiques, effectués non pas sur le ton de la morale, mais avec la pédagogie qui caractérise l’auteur. D’autres points sont issus de sa vision clinique particulière, comme l’importance des rêves en psychothérapie ou le rapport de chacun aux contraintes existentielles, la mort en tête.

Klimt, souvent utilisé pour illustrer les couvertures des ouvrages d'Irvin Yalom

IVGA123, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons

La barre est haute

Lorsque Irvin Yalom, qui est peut-être le psychothérapeute vivant le plus influent de la planète, délivre ses conseils aux psys qui le lisent, quelque chose d’intimidant saisit le jeune thérapeute que je demeure au regard de son expérience. S’il n’est pas question de se comparer, on se sent facilement écrasé comme le disciple candide peut l’être par la prestance du maître. Pourtant, rien de ce qu’avance Yalom ne serait infaisable par un thérapeute débutant. Dans les récits qu’il partage, je ne lis que du bon sens, une fluidité relationnelle, de l’évidence presque. Et je pourrais ne pas m’apercevoir du demi-siècle de travail qui sous-tend chacune des interventions, chaque phrase prononcée, ou tue à dessein, chaque lien tissé, chaque dialogue relaté dans ce livre. Bon sang, c’est très simple, ce que fait Yalom, mais ça n’est que dans la mesure où des milliers d’heures de travail, d’étude, de réflexion, de frustration et d’échecs ont précédé le résultat qu’il présente au lecteur, qu’il a pu parvenir à toucher cette simplicité du doigt.

Car après avoir lu l’Art de la thérapie, on pourrait être tenté de faire du Yalom, comme beaucoup ont tenté de faire du Dolto, ou bien encore de faire du Lacan. On passerait alors à côté de l’authenticité chère à l’auteur, et qu’il emprunte de façon assumée à Carl Rogers.

J’imagine un peintre consciencieux et suffisamment doué, occuper à copier le trait de Turner, et y réussissant avec un certain brio. Mais je m’imagine également sa souffrance, forcément, de se sentir à mille lieux d’une telle fulgurance.

Inquiétude sur l’avenir de la psychothérapie

L’autre prémisse de l’Art de la thérapie réside dans l’inquiétude qu’éprouve Irvin Yalom quant à l’état de la psychothérapie aux États-Unis, dans des termes qui décrivent également ce que nous vivons en France depuis plus d’une décennie :

« Offrir conseils et inspiration à la génération suivante de psychothérapeutes est de nos jours très problématique, en raison de la gravité de la crise que traverse notre discipline. Un système de soins dominé par des impératifs économiques implique une modification radicale du traitement psychothérapeutique, et la psychothérapie se doit aujourd’hui d’être rationnalisée – c’est-à-dire peu coûteuse, en d’autres termes rapide, superficielle et inconsistante. »[2]

Comme on peut le voir, l’auteur ne mâche pas ses mots. Yalom s’inquiète de savoir où sera formée une prochaine génération de psychothérapeutes efficaces, comme il s’inquiète de l’état de la psychiatrie, qu’il juge sur le point d’abandonner le domaine de la psychothérapie :

« Les jeunes psychiatres sont obligés de se spécialiser se psychopharmacologie parce que les tiers payants ne remboursent aujourd’hui la psychothérapie que si elle est pratiquée par des praticiens peu payés (en d’autres termes peu formés). Il est certain que la génération actuelle de thérapeutes cliniciens, compétents en psychothérapie dynamique comme dans les traitements pharmacologiques, est devenue une espèce menacée. »[3]

On se croirait à la maison. Allez trouver un psychiatre de moins de soixante ans qui ait les compétences et qui se donne le temps et les moyens de pratiquer la psychothérapie en libéral… Et comment leur jeter la pierre. Absorbant tant bien que mal le trop-plein de patients émanant des institutions en crise, les psychiatres libéraux ne pourraient probablement pas même s’ils en avaient le désir faire autrement. Yalom décrit d’ailleurs dans son livre la façon insidieuse dont l’État américain tenta d’utiliser les psychologues en les instituant comme palliatifs à la déliquescence du système de soin psychique. On reconnaît bien le mécanisme qui a originé en France le dispositif monpsy, contre lequel se sont élevés nombre de psychologues cliniciens, et dont on apprend ici, sans grande surprise, qu’il se révèle plus que bancale.

Une Lecture de Yalom s’impose

Plus que tout ça, comme souvent avec Yalom, c’est l’humilité de l’homme qui force l’admiration. D’approximations psychothérapiques aux bourdes véritables, il choisit de nous présenter le visage d’un thérapeute profondément investi dans le lien avec ses patients, acceptant d’être touché, voire franchement déstabilisé par la relation profonde, fragile et incertaine qui caractérise la psychothérapie.

Alors, psy ou patient, une lecture de l’Art de la thérapie vous est fortement recommandée. C’est une lecture à la fois pleine d’angoisse et d’espoir, comme les existentialistes ont la bonté de nous en offrir, une lecture qui vous recale dans une posture vivifiante en séance, qui décoince, qui décoiffe à l’occasion. Bref, un livre agréable pour bien démarrer l’année !

Irvin Yalom

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Pour aller plus loin :

 

Notes :
[1] YALOM I. (2002) The gift of therapy, HarperCollins publishers (2018 pr la trad. fr.)
[2] Ibid., p.11
[3] Ibid.

Image du bandeau : User:Masangina, CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)