Pas une semaine ne passe sans que l’on puisse trouver un article sur les vertus de l’échec, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les magazines de développement personnel et de management. L’échec, mal vu dans notre culture, serait un vecteur d’apprentissage, une opportunité, le terreau fertile où germeraient nos futures réussites… Or, ce n’est pas si simple.

Différence culturelle de l’échec

Sous prétexte de s’inspirer des cultures anglo-saxonnes, entre autres, on nous ressasse donc ce qui est finalement devenu progressivement un poncif 2.0, et dont les ingrédients savamment dosés sont toujours les mêmes : échouer aux Etats-Unis est avant tout synonyme d’avoir essayé, alors qu’en France cela revient à être un perdant pour toujours, et sur sept générations. L’échec est vu chez nous comme une fin, ailleurs comme un moyen. L’échec est valorisé à l’école dans les pays anglo-saxons, sanctionné en France.

Tout cela correspond à une réalité culturelle. Mais alors, si c’est aussi évident, pourquoi retrouve-t-on les mêmes articles aujourd’hui et il y a quinze ans, et pourquoi la mentalité décrite comme étant à changer par tous ces auteurs semble-t-elle immuable ? Question complémentaire : dans un milieu qui encense jusqu’à les dénaturer à l’envi les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross, comment est-il possible d’oublier à ce point l’étape de la dépression ?
Tentons d’y voir plus clair.

Vincent, rebondir pour ne pas sentir

Vincent arrive dans mon cabinet, s’assied et me sourit, les yeux déjà embués. Il m’explique : il a été victime d’une agression sur son lieu de travail au cours de laquelle il a vécu l’intense sensation – alors qu’il était entouré de ses collègues – qu’il n’avait aucun appui et était livré à lui-même, seul face au danger. Plus encore, il a eu la sensation que ceux qui auraient pu le défendre s’étaient rangés aux côtés de son agresseur. Il est en arrêt de travail depuis et la seule pensée de retourner dans l’endroit où le choc s’est produit l’amène dans une émotion intense, mélange de peur et d’une immense tristesse qui cherche visiblement à se frayer un chemin. Mais lors des deux premières séances, Vincent n’a qu’une idée en tête : « il faut que je rebondisse, je dois aller de l’avant, je ne peux pas rester dans cet état ». De mon côté, je tente de temporiser, de l’aider à accepter son émotivité du moment, à s’autoriser à laisser ses larmes sortir au lieu de les étouffer dès qu’il les sent poindre. Petit à petit, Vincent a moins peur, se laisse pleurer davantage. Il parle toujours de rebondir, mais accepte désormais l’idée que le rebond sert à refuser de sentir ce que ça fait lorsqu’on tombe.
Allons un pas plus loin, rebondir tout en refusant de sentir ce que le contact du sol nous a fait éprouver signe la promesse de tomber à nouveau. Mais Vincent a sûrement de bonnes raisons de ne pas vouloir sentir. Et en tant que thérapeute, je dois écouter son refus, tout en permettant à ses émotions de commencer à circuler, même un tout petit peu, une larme à la fois. Vincent se sent stupide de pleurer comme ça devant moi à chaque fois qu’on évoque son lieu de travail, la honte vient faire son office en double peine. Mais progressivement, les choses évoluent. Il dit : « avec les autres ça va, je peux évoquer ce qui m’est arrivé sans pleurer. Il n’y a qu’avec vous que… et voilà, ça recommence ! » Il se met à rire parfois de cet espèce de réflexe pavlovien qui fait surgir ses larmes face aux mêmes mots si chargés d’intensité. Il accepte d’en être affecté. Quelques séances encore, de nouveaux projets professionnels font jour, il ne s’agit plus de fuite, de rebond, il s’agit désormais de bâtir, d’entreprendre.

Positiver, une façon de sauter les étapes

Bien sûr, comme Vincent, personne n’a envie de vivre des moments de dépression. Pourtant, il est utile de nous rappeler, je l’avais déjà évoqué dans un précédent article, que la dépression est une étape nécessaire qui – dans le meilleur des cas – accompagne l’échec et la défaite.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de la dépression telle qu’elle peut frapper lors d’événements importants de la vie et qui cloue au lit pendant six mois, dans l’oscillation entre l’envie de vivre et celle de mourir. Il s’agit ici davantage de phase ou de période dépressive, comme on le retrouve par exemple dans l’œuvre de Melanie Klein, et comme nous en traversons tous. C’est la dépression qui transmet un message de vie essentiel : tu n’es pas tout puissant, tu as des limites, parfois tu peux échouer, ça fait mal, mais tu t’en relèveras lorsque tu auras suffisamment assumé la perte de ne pas être celui ou celle que tu aurais voulu, de ne pas être aussi puissant(e) que tu l’avais cru.

Défense borderline contre l’échec

Voilà pourquoi je précise que ce processus accompagne nos échecs dans le meilleur des cas. Car pour les personnalités-limites, ou borderline, en incapacité de vivre cette dépression qui les anéantirait – du moins le croient-ils inconsciemment –, la donne est différente.

Et dans une société de moins en moins névrotique en apparence, et aux limites aussi fragiles, poreuses, mouvantes, floues, on peut se poser sérieusement la question de cet entêtement à vouloir à tout prix étouffer la dépression due à l’échec. Car tous ces discours, s’ils permettent peut-être (est-ce sûr ?) de modifier le point de vue de la collectivité, correspondent également à un fantasme de maîtrise de l’échec pour éviter la dépression.

Un exemple : en cherchant sur le sujet, j’ai trouvé ce document, listant quarante phrases à dire aux enfants lorsqu’ils échouent. Je ne remets en cause ni le bien fondé, ni la bonne volonté de l’auteure ; bien sûr, il vaut mieux dire à un enfant : « Quelle erreur as-tu faite aujourd’hui ? Qu’en as-tu appris ? » plutôt que « tu vois, je t’avais bien dit que tu allais encore te planter ! ». Ou bien encore : « Sois patient(e), l’apprentissage demande beaucoup de temps et de pratique » au lieu de : « de toute façon tu n’arriveras jamais à rien, tu es bien comme ton père/ta mère (choisissez) ». Ceci étant posé, on trouve tout de même dans ces quarante propositions un florilège de défenses en tout genre contre le sentiment de perte : dénégation, voire déni, minimisation, rationalisation, etc.

Je préférerais y trouver quelque chose comme : « tu as échoué et je compatis à ta peine. Je comprends que ça puisse te faire peur aussi, mais je reste à tes côtés pour t’accompagner. Tu peux traverser tout ça en sécurité, je te garantis que tu en sortiras, et que tu en seras plus fort(e). »

Claire ou la glorieuse incertitude du sport

14 touches partout, c’est la balle de match habituelle en escrime. On pourrait penser qu’il est rare qu’un assaut se termine sur le score de 15-14, c’est au contraire monnaie courante. Les deux points d’écart en règle dans la plupart des jeux de raquette n’ont pas cours ; ici il n’y a pas de seconde chance.
Le match a été tendu, ponctué de moments de flottement de part et d’autre, de décisions d’arbitrage discutables et discutées. Difficile de se concentrer, de focaliser toute l’attention sur cette ultime estocade qui verra l’une des deux escrimeuses rentrer à la maison, et l’autre poursuivre son chemin en demi-finale. Au sabre, dans ce genre de cas, il est courant que les adversaires se livrent à des attaques simultanées, surtout s’ils/elles sont jeunes. Il s’agit – comme leur nom l’indique – de deux actions offensives exécutées au même moment, ce qui conduit l’arbitre à remettre le point en jeu. A 14-14, on exécute ces actions de concert parce qu’on ne veut surtout pas reculer, parce que ça permet d’évaluer la détermination de l’adversaire à aller vers l’avant, ou bien simplement parce qu’on n’ose pas prendre le risque de faire autre chose. Dans le doute, un sabreur attaque.
Depuis le bord de la piste, j’observe sans surprise Claire et son adversaire attaquer ensemble, tels les deux faces d’un miroir. L’impact est net, c’est une action d’école. L’arbitre s’apprête à exécuter le geste consacré et à remettre les deux tireuses en garde, mais tout le monde s’arrête soudain en regardant l’appareil de signalisation des touches. La lampe de Claire ne s’est pas allumée dans l’action, probablement un souci de matériel électrique.
Ni elle ni moi n’avons besoin de solliciter l’arbitre pour vérifier l’installation, il prend les devants et fait signe à Claire de tester le masque de son adversaire. En cas de panne, le point est annulé, retour à la case départ. Seulement, lors de l’essai, tout fonctionne normalement. Aucune panne n’est visible. Le règlement est formel, l’appareil de signalisation des touches prend dans ce cas l’ascendant sur l’arbitre : 15-14, assaut terminé. Claire a perdu.

Sidérée, elle ne veut pas y croire, étouffe un sanglot, me regarde en me disant « c’est pas possible ! ». L’arbitre déclare la fin du combat avec un regard attristé ; son adversaire s’excuse en serrant la main de Claire, comme si elle était responsable de sa chance ; même son entraîneur vient auprès de mon élève malheureuse et lui murmure quelques mots qui témoignent d’une compassion sincère. Lui aussi aurait aimé que ça se termine autrement.

Passé le temps nécessaire pour intégrer la réalité cruelle de cette contingence, je vais voir Claire. Que dire. Lui servir le discours classique de l’entraîneur sur les défaites qui creusent les fondations des futures victoires, sur les enseignements qu’on peut tirer de toute situation ? Lui renvoyer sa responsabilité de s’être retrouvée à 14-14, à la merci des facéties du destin ? Hors de question. J’aurais l’impression d’être un imposteur, de refuser la réalité. J’opte pour la seule vérité qui me paraît alors bonne à dire : « c’est injuste. Enfin non, ça n’a pas de sens, c’est le sport, mais quand même, c’est pas juste. Tu as fait un beau match, je suis triste que ça se finisse comme ça et il n’y a rien d’autre à dire, rien à en tirer, je suis désolé ». Claire pleure de plus belle. Je lui ai proposé un espace dans lequel elle peut déposer toute sa peine ; je n’ai pas cédé à la tentation de minimiser son émotion (le sublime « c’est pas grave » qu’il nous est arrivé à tous de prononcer) ou de rationaliser (avec un débriefing tactique du match dont j’aurais volontairement omis le dénouement). Le débriefing peut attendre le prochain entraînement. C’est pas grave ? Il y a une seule personne légitime pour prononcer cette phrase, c’est Claire. Qui d’autre pourrait en juger ? Bien sûr, il est parfois du rôle de l’entraîneur d’aider à relativiser la défaite, mais certainement pas à relativiser l’émotion que ressent l’athlète. Bien sûr que ça n’est pas grave, il s’agit d’un jeu. Personne n’est blessé, malade ou mort ; personne n’a été maltraité, battu, abandonné. Mais la tristesse de Claire n’a que faire de telles comparaisons. Elle existe et mérite qu’on lui accorde toute la place nécessaire, comme le chagrin et la douleur ordinaire d’un petit enfant qui vient de tomber en plein élan. Vivre cette émotion dans toute son intensité, pleurer toutes les larmes qui doivent être pleurées, maudire la terre entière, depuis son adversaire jusqu’au fabricant du masque, voire au fournisseur d’électricité, c’est comme ça que Claire va grandir, se construire. Certainement pas en ravalant son chagrin et sa rancœur. Mon rôle n’est pas de lui faire croire qu’elle va pouvoir passer à travers, même si cela peut calmer mes propres angoisses. Mon rôle n’est pas non plus de ressentir à sa place, chacun doit vivre ce qu’il y a à vivre. Mon rôle est d’être là, avec elle, et de la soutenir. Je peux avoir confiance en elle, elle fera le reste.

Pour aller plus loin :

  • Une chronique sur l’ouvrage du philosophe Charles Pépin : les vertus de l’échec
  • La dépression nécessaire est admirablement mise en scène dans Vice-Versa des studios Pixar (Inside out en VO), où l’on voit le personnage de Joie remuer ciel et terre pour que Riley, l’héroïne, échappe à la tristesse qu’elle a pourtant besoin de pouvoir vivre pleinement.
  • Le célèbre modèle des étapes du deuil d’Elisabeth Kübler-Ross, dont l’auteur a cependant toujours tenu à préciser qu’il s’appliquait au deuil des personnes et qu’il lui semblait délicat de le plaquer sur toutes les situations de changement, notamment dans l’entreprise, comme le font nombre de cabinets de coaching et de formation.  Que cela ne nous empêche pas de lire ou relire l’un des excellents ouvrages de cette auteure comme La mort est une question vitale.
  • Une chronique de J-L Vannier sur l’ouvrage de référence en matière de personnalités-limite, la thèse de Jean-Michel Fourcade, figure contemporaine incontournable de la psychothérapie relationnelle, décédé en 2019.

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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