Alors que sort cette semaine le 2e opus du plus gros succès de l’histoire du film d’animation, je vous propose en contrepoids un billet sur la lecture faite aux enfants. L’envie d’écrire ce billet, outre le plaisir que j’éprouve moi-même à lire des histoires, est née au hasard d’une lecture d’un livre de Pierre Delion. Lecture est un bien grand mot d’ailleurs, disons plutôt qu’en feuilletant un de ses livres à la bibliothèque – livre dont je suis bien incapable de me rappeler le titre aujourd’hui – je tombai sur ce passage concernant la lecture des histoires aux enfants, qui me semblait exprimer mon ressenti :

« Quand au moment du coucher, papa ou maman prend quelques instants pour lui raconter une histoire, le jeune enfant « rentre en lui-même » et, grâce à son imagination, va faire prendre corps aux différents héros du récit. Il se met ainsi à inventer un nouveau monde, qui vient nourrir et enrichir son monde interne de nouvelles représentations. Les personnages qui s’y déploient, aussi bien les gentils que les méchants, seront les siens, ses propres représentations psychiques. Durant cette lecture, l’enfant fait retour sur lui, son regard se tourne vers l’intérieur de lui-même, il joue avec son objet transitionnel (son doudou), mais d’une façon déjà un peu détachée. En un mot, il s’absente pour mieux habiter son espace mental […] »

Se tourner vers l’intérieur

L’expression est très explicite en plus d’être élégante, c’est en effet par l’opération de rentrer en soi-même qu’on rentre dans l’histoire. Tous les lecteurs ont probablement ressenti un jour cette relation particulière à soi-même contractée pendant la lecture d’un roman par exemple, lorsque cette histoire, ces personnages, se mettent à exister en nous, provoquant un sentiment d’immersion qui ne sera jamais atteint par aucune technologie de réalité virtuelle, pour les raisons qu’énonce Pierre Delion. Cette intensité et cette qualité d’immersion tiennent au travail réalisé par notre imaginaire, l’histoire s’insère tout autant en nous que nous devenons en elle. La différence fondamentale avec un film immersif ou d’un manège à sensations réside dans le fait qu’ici nous inventons cette histoire à mesure que nous la lisons : comme le dit Delion c’est nous qui allons faire prendre corps aux différents héros, comme aux différents environnements rencontrés. D’où parfois d’ailleurs la déception perçue en visionnant l’adaptation au cinéma d’un roman qui nous a profondément marqué : parce que nous sommes contraints à ce moment-là d’emboîter vaille que vaille notre subjectivité avec celle du réalisateur, la sienne éclipsant la nôtre puisque c’est elle qui se retrouve sur l’écran. Un paysage, une voix, une coiffure, un grain de peau sont autant de choses que nous avions inventées, traduites à partir du récit de l’auteur(e). Comment les préserver désormais d’un irrésistible sentiment d’obsolescence ?la lecture, un imaginaire bordé pour apprivoiser le monde

Actif pour inventer

Il apparaît évident que nous effectuons un acte créatif en lisant, ce qui n’est pas le cas lorsque nous regardons un écran. Ce pourquoi de nombreux professionnels de l’éducation, psys en tête, demeurent vigilants face à la révolution numérique et rappellent cette rengaine que vous avez déjà certainement entendue à de nombreuses reprises : « pas de télé avant 3 ans » (expliqué ici en 1’17 par Serge Tisseron, auteur de cette formule et admirable figure de proue de nos professions dans la compréhension des enjeux numériques).les histoires et le processus d'invention

Nous sommes d’accord, c’est souvent plus facile à dire qu’à faire. Lorsque le second enfant arrive, le premier a acquis des droits dont il sera difficile de le priver, et si l’on faisait une étude sur la quantité d’histoires lues aux enfants, je miserais bien une petite pièce sur la conclusion faite que les seconds et troisièmes dans les fratries bénéficient non seulement de moins d’histoires que les premiers, mais sont exposés aux écrans plus tôt et plus souvent. On peut néanmoins tendre vers l’objectif consistant non pas à refuser les écrans, mais plutôt à poursuivre la lecture d’histoires. Comme les cinq fruits et légumes par jour, l’idée consiste à s’en rapprocher et non à cocher mentalement des cases sur la liste des choses à faire pour parvenir à un contrôle parfait de nos existences.

L’imaginaire, un paravent contre le passage à l’acte

Mais pourquoi en faire autant à propos de l’imaginaire ? On peut vivre sans, c’est vrai. Mais très objectivement, la vie est tout de même plus facile avec. L’imaginaire est un tampon entre notre être profond et la réalité. Paravent ou paratonnerre, choisissez votre métaphore. C’est lui qui nourrit les rêves, les fantasmes, la créativité, le langage. Les personnes chez qui cette faculté est amoindrie, voire abrasée, sont condamnées à agir plutôt qu’à penser, à être en lien au monde en prise directe, sans transformateur de courant, avec pour seuls fusibles l’agir ou le repli. Un exemple très concret de cette primauté de l’acte sur la pensée réside dans le suivi des personnes incarcérées pour des crimes sexuels. Dans la grande majorité des cas, ces personnes présentent un imaginaire très pauvre et une absence flagrante de fantasmes. Incapables de rêver leur violence, de fantasmer l’agression ou de l’exprimer par un moyen créatif, ils n’avaient à leur disposition que l’agir comme possibilité pour l’exprimer, au détriment de victimes bien réelles.

A l’autre extrémité du spectre, il y a ceux qui se perdent dans l’imaginaire au point de le confondre avec la réalité. C’est la folie, folie qui fait peur au point de soupçonner les enfants un peu trop rêveurs de s’y mouvoir. Mais il y a du chemin entre rêver et perdre le contact avec la réalité. Et lorsqu’on reproche à un enfant de fuir la réalité en se réfugiant dans son imaginaire, on ferait bien plutôt de se demander ce qu’il fuit donc, en se souvenant que dans la nature, la fuite est une façon de survivre aux dangers.

Voilà l’un des travaux les plus ambitieux (et néanmoins réaliste) de la psychothérapie : redonner une place dans laquelle l’imaginaire peut reprendre l’expansion qui a été interrompue, bridée, empêchée.

Pourquoi cesser les histoires

Mais pour en revenir à notre point de départ, ce que n’évoque pas Pierre Delion dans le paragraphe que j’ai cité (peut-être l’évoque-t-il ensuite), c’est la qualité du lien que procure la lecture entre l’enfant et son parent. L’occasion de rappeler comme le faisait Françoise Dolto qu’il serait dommage de cesser la lecture dès que l’enfant aura appris à lire. Cette acquisition dont il est fier de montrer les résultats à ses parents pourrait devenir un cadeau empoisonné s’il s’avérait qu’elle le prive de ce contact privilégié avec eux autour de l’histoire du coucher. Peut-être en revanche est-ce le bon moment pour passer à des lectures de grands, l’évolution qu’a connue l’édition pour enfants en l’espace de trente ans, autant que celle qu’a connue la bande dessinée d’ailleurs, permettra de trouver des ressources pour que chacun y trouve son compte !L'instant privilégié de la lecture

Il faut lire

L’écriture aussi est un processus d’évasion. Me voici le premier surpris en m’apercevant que j’arrive à l’issue d’un plaidoyer pour la lecture, tel Dany Boon nous vantant la collection Arlequin dans l’un de ses plus vieux sketches. On ne se refait pas. Je suis un incurable lecteur, convaincu que la lecture développe une vie intérieure qui facilite grandement la confrontation avec le monde au jour le jour. Le côté cocasse, c’est que si l’envie d’écrire ce billet m’avait pris depuis longtemps, je m’y décide aujourd’hui, alors que je me remets moi-même à lire après une longue période de vache maigre. M’endormant après 3 à 5 pages, ne parvenant pas à accrocher à tout texte de plus de 20, je viens de tester la sensation procurée lorsqu’on se laisse conduire par le quotidien, le smartphone et les réseaux sociaux.

Éminemment incapable de savoir ce qui fait que je m’y remets enfin, je suis en revanche certain d’une chose : je n’ai aucune nostalgie de ma période d’abstinence et suis ravi d’avoir repris mon addiction.

 

Pour aller plus loin :

  • Un bel article sur Pierre Delion dans Libération (2016)
  • Un autre sur la fameuse controverse du packing, formidable outil thérapeutique que j’ai eu la chance de tester lors de ma formation et pour lequel Delion a dû faire face à de nombreux adversaires.
  • Le site de Serge Tisseron, dont je conseille vivement les conférences et l’œuvre
  • Le psychodrame psychanalytique, sans aucun doute le champ d’intervention le mieux adapté pour aider les personnes à redévelopper leur capacité à fantasmer, jouer, rêver
  • Enfin, à vous de jouer : pourquoi pas pas mettre en commentaire de ce billet un livre pour enfant que vous conseillez ?

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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