Ce billet fait écho à celui que j’avais publié ici-même en juin 2022 sur la multiréférentialité et le fantasme de la boîte à outils. Comme le premier, il est issu des écrits que j’ai présentés à la fin de mon cursus de formation. Cet extrait présente la médaille et son revers ; il détaille l’enjeu profond auquel se confronte le praticien multiréférentiel face à la posture thérapeutique qu’il souhaite épouser.

N.B. La multiréférentialité est le fruit des travaux de Guy Berger et Jacques Ardoino, professeurs en sciences de l’éducation à l’université de Paris 8. L’approche multiréférentielle en psychothérapie a été reprise et formalisée à partir de leurs travaux par Philippe Grauer, psychothérapeute, enseignant lui-même au département des sciences de l’éducation de Paris 8 jusqu’en 2004, cofondateur du CIFPR en 1985. Cette école est la seule aujourd’hui en France à proposer une formation multiréférentielle.

Approche multiréférentielle et intégrative, replacer la filiation

Le C.I.F.P.R. est la seule école de formation à la psychothérapie qui se réclame de la multiréférentialité. La N.F.L.[1], cousine ou voisine, ne différencie pas spécifiquement multiréférentialité et intégrativité. Sans rentrer dans un débat qui ne conduirait qu’à risquer de vouloir prôner la supériorité de l’une sur l’autre, il y a au moins une différence d’origine, celle de leurs concepteurs respectifs. On citera Jacques Ardoino et Guy Berger pour la multiréférentialité, Max Pagès pour l’intégrativité.

Or, Jacques Ardoino et Guy Berger, co-inventeurs du terme d’approche multiréférentielle n’étaient psys ni l’un ni l’autre. Et force est de constater que personne ou presque dans le milieu de la psychothérapie ne connait leur nom. Plutôt que de travailler sur nos origines culturelles – multiréférentielles donc –, nous agissons à un niveau institutionnel comme si la multiréférentialité était née avec la psychothérapie multiréférentielle. Quant à moi, c’est précisément parce que j’ai été influencé par la multiréférentialité d’Ardoino et Berger avant de l’être par la psychothérapie et la psychanalyse qu’il m’est apparu important de revenir à la source pour assurer mes fondations de psychopraticien.

Fusion – défusion

Pour en éprouver la solidité, en agresser la matière, je développerai plus loin une hypothèse à pente kleinienne qui s’appuie sur la hiérarchisation que les garants de la psychothérapie multiréférentielle seraient parfois tentés d’imposer et qui s’exprimerait comme suit : le praticien uniméthodiste/monodisciplinaire y représenterait l’idéal fusionnel archaïque, tel un musicien avec son instrument ; le praticien intégratif représenterait la relation d’objet prégénitale (un champ disciplinaire en exploite un autre qu’il intègre ou incorpore) ; le praticien multiréférentiel, lui, représenterait un univers génitalisé dans lequel les objets s’interpénètrent bel et bien, s’altèrent, et coexistent dans l’unicité et les différences, laissant émerger le lot de frictions fertiles qui caractérisent la relation.

Or, si la métaphore est loin d’être inepte, chaque médaille a son revers et on peut tout autant avancer l’idée que la multiréférentialité procure la possibilité d’éviter la perte de l’idéal symbiotique de par la multiplicité des objets en présence, multiplicité surplombée par un objet inatteignable : la multiréférentialité elle-même. Elle évite certes la possibilité de fusionner avec sa méthode, mais elle évite également de fait la confrontation à la désillusion et à la période dépressive. Pour se séparer, il faut bien être passé par l’union de la mère et de son enfant ; et nous sommes tous parvenus tant bien que mal à surmonter ce passage. Daniel Stern nous rappelle en effet que la pathologie ne tient pas à cet état fusionnel, qui signe au contraire la réussite d’un être à deux, mais à l’impossibilité d’en sortir[2]. En fournissant une sorte de circularité contradictoire entre plusieurs éléments (ici plusieurs courants ou méthodes thérapeutiques), la psychothérapie multiréférentielle fournit également au praticien un moyen d’éviter la confrontation, puis le deuil de la phase symbiotique, donc une possibilité de demeurer dans une forme de toute puissance en déniant la perte de l’idéal.

Critique de la multiréférentialité

Je l’ai mentionné, et celui qui s’est déjà entretenu avec un thérapeute militant de sa méthode sait de quoi il en retourne, la multiréférentialité permet d’éviter l’écueil de la toute puissance de l’uniméthodisme. Mais alors, qu’est-ce qui permet d’éviter la toute puissance de la multiréférentialité, érigée en totem trônant au-dessus de la mêlée ?

J’ai souvent entendu des convaincus de l’intégrativité comme de la multiréférentialité dire du praticien uniciste qu’il fusionne avec sa méthode. Certes, la multiréférentialité évite cet écueil, en tout cas elle représente un rempart contre l’appétence fusionnelle d’un praticien avec une méthode ou avec un champ disciplinaire. Mais chaque médaille a son revers. Puisque la multiréférentialité est un bon refuge pour éviter le risque de fusion, elle est également un refuge pour ne pas risquer d’aller s’y confronter.

Un psychanalyste qui ne tolère pas la moindre idée issue d’un autre champ lexical, théorique ou méthodique en dehors de la sacro-sainte analyse présente sans doute un problème d’identification adhésive, tout comme un gestaltiste qui ne supporterait rien d’antérieur à Perls et Goodman, ou un bioénergéticien qui fustigerait les approches ne respectant pas l’orthodoxie lowenienne. Mais quid d’un analyste, d’un gestaltiste ou d’un bioénergéticien qui aurait fait le travail consistant – après une phase nécessaire d’identification à sa discipline – à s’en désidentifier progressivement pour s’en séparer ? Le psychopraticien multiréférentiel peut-il faire ce travail puisque le postulat multiréférentiel en psychothérapie lui interdit de s’identifier à autre chose qu’à ce même postulat insaisissable ?

Se séparer pour grandir

Si refuser de choisir c’est refuser de grandir, alors on peut penser qu’à un certain niveau la psychothérapie multiréférentielle contraint le praticien à rester dans le doute, posture qui défendra son narcissisme contre l’angoisse d’incorporation. Si l’on n’a pas appris à s’appuyer sans être incorporé, mieux vaut rester seul et dans le doute, au pied de l’inatteignable montagne multiréférentielle.

 

Pour aller plus loin :

 

[1] Nouvelle Faculté Libre, école de formation à la psychanalyse intégrative, fondée par Jean-Michel Fourcade, et fermée concomitamment au décès de ce dernier.

[2] STERN D. N. (1989) Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, p.21

 

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
Directeur pédagogique du CIFPR