Cabinet de Psychothérapie et de Coaching à Auvers-sur-Oise (95)

Agressivité et violence, une différence notable

Combattre pour apprendre à s’appuyer sur l’autre

Une nouvelle fois, je vais m’attarder sur la discipline que je pratique depuis plus de trente ans et enseigne depuis vingt ans : l’escrime. Au-delà, il s’agit d’une réflexion sur les sports d’opposition et de compétition, encensés par certains, décriés ailleurs, notamment parce qu’ils formeraient à écraser l’autre. Je pense pour ma part qu’ils contribuent à apprendre à s’appuyer sur lui.

Une symbolique pour apprivoiser la violence

A la base, la guerre. L’escrime, comme l’équitation et le tir sont des disciplines dont l’histoire s’enracine dans l’art de tuer. Et puis quelques centaines d’années passent, on se met à jouer et à ne plus faire que ça ou presque. Le tir militaire est toujours d’actualité, mais pour ce qui est de l’escrime et de l’équitation, elles ont été reléguées au rayon obsolète. Savoir combattre à l’épée ou monter à cheval ne sert plus à gagner une guerre ; désormais, c’est le plaisir qui prime. Les pratiques se dissocient progressivement de la réalité historique pour en arriver à ce que nous connaissons maintenant : des activités récréatives.
Les puristes rappellent alors à juste titre que l’escrime n’a plus rien à voir avec les enseignements de ceux qui l’ont fondée, les contemporains n’en ont que faire et revendiquent une pratique qui a évolué avec le temps. (Même s’ils peuvent eux-mêmes devenir conservateurs à l’occasion lorsqu’on leur propose de pratiquer le sabre laser…)
Mais même dénaturé, transcendé, déstructuré, un symbole reste un symbole et ne saurait être vidé de son sens. Que ce soit avec des sabres laser, des fleurets, des glaives ou des rapières, dès lors qu’on pose un cadre autour d’une activité ludique consistant à combattre un adversaire à l’arme blanche, on fait un rappel à l’histoire citée plus haut : la guerre, le duel, l’enjeu de vie ou de mort.
Et lorsqu’on fait semblant, c’est souvent pour apprendre quelque chose. Ici, lorsqu’on utilise l’escrime pour faire semblant de s’entretuer, on apprivoise le danger, la peur de mourir, comme celle de tuer l’autre.

Agressivité et violence, winner et killer

Revenons un instant sur une distinction essentielle, celle qui sépare l’agressivité de la violence. Ce court article de Brigitte Martel nous en présente les bases dans une vision gestaltiste. En nous inscrivant dans ce discours, nous dirons qu’agresser c’est aller vers l’autre là où la violence consiste à faire disparaître l’autre par la force. Cette distinction apparaît également dans cet article plus détaillé de Serge Tisseron, qui y ajoute la double traduction d’agressivité en anglais et nous dit que : « Agressivity désigne l’agressivité dans son sens négatif courant tandis que Agressiveness fait référence à l’affirmation de soi et à la combativité. »
En escrime alors, nous pourrions dire que nous jouons sur les deux tableaux. L’activité est fortement érotisée, il y est question de jouer avec l’autre et de danser un combat ensemble. Par ailleurs, on peut également y faire preuve d’une froide violence qui vise à éjecter l’adversaire du champ. Je pense ici à certaines touches effectuées à des moments clés du match et qui visent clairement à faire sentir à l’autre qu’il n’existe pas. Il ne s’agit pas d’une violence répréhensible du point de vue du règlement, mais d’une déstabilisation en sous-main qui consiste à faire perdre ses moyens à l’adversaire. On observe d’ailleurs où les tireurs placent le curseur en fonction de leur caractère et de leur rapport à l’affrontement. Claire Carrier parle à ce propos de winner et de killer, je l’avais déjà évoqué dans cette interview du magazine We love tennis. Le winner est attiré par le jeu avec l’autre, il cherche à le dépasser, mais pas à le détruire, il est souvent esthète, adepte du beau jeu, parfois au détriment de l’efficacité. Le killer en revanche cherche à atomiser son adversaire, à le réduire à néant. Il n’est pas attiré par la dimension spirituelle ou relationnelle du combat, mais par la victoire. Le winner sera celui qui vous a battu, mais contre qui vous avez eu l’impression de pouvoir élever votre jeu à un niveau que vous ne soupçonniez même pas. Roger Federer demeure pour moi l’emblème du winner toutes disciplines confondues. En escrime, je pense à Eric Srecki ou à Brice Guyart.

Violence fondamentale

Nous l’aurons compris, ce qui est dangereux n’est pas la violence en elle-même, sauf à dire que nous sommes tous dangereux puisqu’elle réside en chacun de nous, mais la violence qui n’a trouvé ni exutoire, ni limites. Les sports de combat sont un terrain privilégié pour l’expérimentation de cette violence fondamentale parce qu’ils permettent de lui donner une forme adoucie, sublimée dirait-on en jargon psy.
Tout comme le font ceux qui dégomment généreusement leurs ennemis dans les jeux vidéos, les escrimeurs défoulent leurs pulsions violentes dans un cadre qui leur permet de les métaboliser au cours d’une décharge émotionnelle et corporelle. Et en cela c’est même plus riche qu’un jeu vidéo, car le masque que porte l’adversaire permet tous les fantasmes les plus violents sans brider l’imaginaire, tandis que le fait que le corps soit impliqué permet un véritable apprentissage psychocorporel.
Concrètement, lors d’un assaut d’escrime je peux haïr librement mon adversaire et vouloir le tuer, je vais même mettre en œuvre des mouvements qui concrétisent mes désirs de meurtre. Mais d’une part j’ai besoin de mon adversaire pour pouvoir agir en ce sens – si pénible que cela soit, il faut bien que je fasse avec lui – et d’autre part, je vais pouvoir vérifier qu’il survit à mes coups. À la fin de l’assaut, il sera toujours vivant, nous nous saluerons et nous nous serrerons la main, prouvant par ce geste symbolique que notre lien n’a pas été rompu par l’affrontement de nos désirs antagonistes.

Il ne peut en rester qu’un, mais pour combattre il faut être deux

Je l’ai déjà évoqué, notamment dans ce billet sur l’apprentissage de la défaite, le sport de compétition est l’exemple type du jeu à somme nulle. Si je gagne, l’autre perd, ma victoire signe inexorablement sa défaite. Pour gagner, je dois donc accepter d’être responsable en partie de la défaite de mon adversaire. Ce que les journalistes sportifs appellent la peur de gagner se loge probablement ici, dans la difficulté à accepter de se mettre en avant par rapport à un autre et à envisager qu’il puisse perdre par ma faute. En langage kleinien, on dirait que pour accepter d’essayer de tuer l’autre, il faut d’abord que je sois persuadé qu’il peut survivre. En effet, Melanie Klein a évoqué en détail les pulsions violentes du bébé et la nécessité pour lui d’éprouver la solidité de ses parents face à la violence qu’il leur adresse. Si le bébé perçoit sa mère comme trop fragile, alors il restreindra son expression de façon à la protéger, conscient qu’il a besoin d’elle pour survivre. Le même processus se rejoue probablement lorsqu’on assiste à un assaut d’escrime dans lequel il apparaît évident que l’un des deux protagonistes refuse de battre son adversaire, comme s’il inhibait inconsciemment son jeu, comme s’il avait peur des représailles. Certains escrimeurs refusent ainsi de toucher l’autre. On rencontre surtout cette tendance chez les débutants, comme s’ils risquaient réellement de blesser leur adversaire. Petit à petit, un assaut après l’autre, ils vont pouvoir apprendre qu’ils peuvent faire preuve d’agressivité sans que l’autre ne soit détruit. Et s’il y a effectivement des tireurs qui ne supportent pas la défaite, la pratique de la compétition va progressivement apprendre à l’escrimeur qu’il n’est pas responsable de la fragilité de l’autre. Dans un cadre sécurisé, médiatisé par le tiers incarné par l’arbitre, il va pouvoir apprendre à se préoccuper de lui et à s’autoriser à déchaîner toute sa volonté, y compris si cela doit déplaire. Pour certains en revanche, le problème est inverse. Lorsque certaines limites n’ont pas été clairement définies, notamment entre le corps de l’enfant et celui de la mère, certains tireurs vont rapidement être fuis par leurs camarades non par crainte de leurs talents, mais par crainte des mauvais coups qu’ils distribuent ! Pour ceux-là, quel que soit leur âge (le problème se rencontre en particulier dans les groupes d’adultes où la force vient s’ajouter à la rudesse), l’apprentissage de l’escrime va alors permettre de prendre peu à peu conscience de la réalité : face à eux il y a un autre et non pas une baudruche ou un punching-ball. La grande maîtrise technique requise par l’apprentissage de l’escrime leur permettra de canaliser une agressivité qui n’a jusque-là pas trouvé sa voie.

L’autre comme limite

On pourrait dire que sous couvert d’une approche relationnelle du combat, je n’ai finalement évoqué que des enjeux personnels : la lutte contre la mort, la prise en charge de sa propre violence, la mise à jour d’une saine agressivité. Mais pour être en mesure d’effectuer ce travail, il faut bien un autre qui rende le combat possible. On ne peut progresser dans les sports d’opposition et de combat en ignorant cet autre qui, parce qu’il représente une limite, m’aide à grandir et à devenir moi-même.

Combattre, avant tout, c’est se battre avec.

 

Pour aller plus loin

Image du bandeau par Pexels de Pixabay

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Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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  1. Mickaël RABAY

    La pratique de l’escrime serait donc une école pour la non-violence ? Quid d’un escrimeur adulte qui battrait sa femme ou ses enfants ? Malheureusement ça arrive…

    Merci Pascal pour tes analyses partagées. Elles sont très intéressantes.

    • Pascal

      Si c’est une école de la non violence, elle doit bien avoir ses mauvais élèves. Merci pour ton commentaire 🙂

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