Vouloir dominer les représentations évite à l’homme de se confronter au réel du devenir, mais le plonge dans l’impuissance et la tristesse.
Miguel BENASAYAG, Le mythe de l’individu
« Je voudrais tellement comprendre ».
Combien de fois entendons-nous cette phrase dans nos cabinets. Voici la litanie de celles et ceux qui ont été dupés, trahis. Voici l’erreur fondamentale sur laquelle repose l’édifice de la manipulation : le désir universel d’un sens à mettre sur les comportements de l’autre, d’une clé à trouver pour résoudre les problèmes de l’existence.
Je vous invite à prendre un moment ensemble : essayons de comprendre pourquoi il est parfois nécessaire, justement, de ne pas chercher à comprendre.
Êtres de sens et empathie
Exister en tant qu’êtres de sens n’est pas facile tous les jours. Face à l’inconnu, à l’angoisse, aux difficultés inhérentes à la vie, nous cherchons en première instance à comprendre ce qui se passe. Et grand bien nous fasse, cette exceptionnelle capacité de prise en compte de notre environnement nous permet beaucoup de choses.
Dans les relations humaines également, nous cherchons à comprendre, grâce notamment à cette extraordinaire capacité qu’est l’empathie, qui permet de nous mettre à la place de l’autre. Sauf que les choses ne sont pas toujours si simples…
On n’occupe qu’une place à la fois
Tout d’abord, comme nous l’a expliqué Augute Comte, on ne peut pas se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue. Autrement dit, je ne peux pas être à la fois chez moi et chez l’autre. Et pour ne pas se perdre, il est plus sage de rester chez soi, les deux pieds bien ancrés au sol.
Autrement dit encore, en vrai de vrai, on ne se met jamais à la place de l’autre. Alors bien sûr, lorsqu’on a développé une importante empathie, on peut avoir cette impression, cette illusion, voire cette prétention. Après tout, on vous l’a suffisamment répété : mets-toi un peu à ma place ! Tant et si bien que vous avez pensé le faire pour de bon. Mais en fait de place, on ne peut en occuper qu’une, généralement la sienne. Ce que vous croyez ressentir de l’autre, c’est bien vous qui le ressentez ; le reste n’est qu’hypothèse.
L’autre vu à travers mes lunettes
Mais tout de même, si j’ai grandi en apprenant à comprendre l’autre ; si j’occupe souvent cette position de soignant avec mes proches, mon conjoint, ma famille, mes amis ; si je campe à cette place que les transactionnalistes nomment la position du sauveur, alors, je peux avoir quelques prétentions à comprendre ce qui se passe chez mon prochain. Cela me sert bien, dans la plupart des cas ; c’est à dire, lorsque l’autre a une structure psychique semblable à la mienne, ou du moins pas trop éloignée. Seulement, l’âme humaine comporte bien des recoins, des bas-fonds, des univers aussi fabuleux qu’effrayants, des zones où la compréhension se heurte au paradoxe et à la folie.
Bref, nous sommes tous différents. Vous étiez au courant, je parie ! Et pourtant, je ne suis pas sûr que vous perceviez à quel point.
Névrose, psychose et perversion
Loin de moi l’idée de servir ici un cours de psychopathologie. Je voudrais en revanche proposer une illustration grand public de cette nomenclature qui me reste de mon passage à l’université. Un professeur que j’appréciais beaucoup nous racontait la chose ainsi :
– Pour le névrosé, 2 + 2 font 4. Mais tout de même, ça n’est pas facile à vivre tous les jours.
– Pour le psychotique, dire que 2 + 2 font 4 n’a pas forcément de sens. 2 + 2 pourraient tout aussi bien faire 7 ou bien 0. Mais cela dépend des moments, des endroits, des relations bien sûr.
– Pour le pervers enfin, les choses sont différentes. Lorsqu’il plonge son regard pénétrant dans le vôtre, c’est pour vous dire la chose suivante : « il y a en tout cas un endroit dans ce monde où 2 + 2 ne font pas 4. Et je suis le seul à savoir où c’est. »
Cette illustration simpliste nous apprend une chose que la plus grande partie de la population conçoit difficilement : s’il est déjà extrêmement ardu de se représenter la vision du monde de l’autre dans l’absolu, cela devient quasiment impossible lorsqu’on n’a pas la même grille de départ. Seulement, la plus grande partie de la population étant contenue dans la première proposition, admettre cela n’est effectivement pas facile tous les jours.
Et puis, quelqu’un qui semble avoir une perception du monde et des relations aux antipodes de ce que je vis pour ma part, cela peut s’avérer tellement fascinant, voire séduisant…
La culture du puzzle
Et c’est normal ! Nous avons grandi en apprenant à résoudre des situations-problèmes. Nous avons été fascinés par les capacités de déduction de Sherlock Holmes ; le succès des romans-policier ne se dément pas, parce que nous aimons constater que le héros finit par trouver la solution. Des séries comme Dr House mettent l’accent sur ce moment particulier où le visage du personnage principal s’illumine lorsqu’il trouve enfin ce qu’il cherchait depuis le début. En psychothérapie aussi, comme en psychanalyse, nous sommes à l’affût de l’insight, ce moment où un morceau du puzzle se résout, où la figure apparaît soudain, où la conscience gagne un bout de terrain.
Seulement, il s’agit également d’un piège. Car la relation avec l’autre n’est pas un problème à résoudre, en particulier lorsque l’autre a été tellement maltraité dans son histoire qu’il ou elle ne peut entretenir avec vous qu’une relation dans laquelle vous devenez son objet. Cela peut d’ailleurs être très agréable au début, lorsque vous êtes à ses yeux un objet précieux, doté de tous les atours, de toutes les qualités. Que ceux qui n’aiment pas être admirés, couvés, choyés, jettent la première pierre. Mais un jour, les choses tournent et se retournent, et la chute sera proportionnelle à l’altitude du pinacle auquel vous étiez portés. On illustre ça facilement dans le sud-ouest, lorsqu’on lance les boules de pétanque sur un terrain en pente : « au plus tu montes, au plus tu descends ».
Et c’est alors que la question (ré)apparaît : pourquoi ?
Sortir de l’empathie pour revenir chez soi
C’est là qu’il est urgent de se recentrer sur soi, car l’empathie devient la perche que vous tendez à l’autre pour l’aider à vous enfermer dans son labyrinthe. Pas sûr qu’il ou elle s’y retrouve, d’ailleurs, raison de plus pour ne pas s’y perdre ensemble.
Il faudra s’occuper de soi, de ses besoins, de ses désirs. Il faudra surtout accepter de ne pas pouvoir aider l’autre, c’est souvent le plus terrible. Au pire, vous deviendrez psy, pour transformer ainsi une compulsion en compétence professionnelle. Et ce faisant, vous vous confronterez sans doute à nouveau à cette question lancinante : mais pourquoi !
Puissiez-vous trouver alors un peu d’apaisement dans toutes les réponses que vous apporteront le fruit de vos études, mais rien n’est moins garanti…
Pour aller un peu plus loin
Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est « banal » et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. […]
Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem.
Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem
Pour celles et ceux qui souhaiteraient observer le monde avec une grille plus souple, voici quelques exemples d’œuvres qui dépoussièrent les représentations et permettent de s’ouvrir au tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire :
- Un homme d’exception (a beautiful mind), film de Ron Howard, avec Russel Crowe dans le rôle principal, sur la vie de John Forbes Nash Jr, mathématicien génial et schizophrène ;
- L’adversaire, film avec un brillant Daniel Auteuil, adapté du récit éponyme d’Emmanuel Carrère sur l’affaire Jean-Claude Romand, cet homme qui s’est fait passer pour médecin durant des années avant d’assassiner sa femme et ses enfants, probablement lorsqu’il s’est senti découvert, ou incapable de poursuivre la fiction dans laquelle il s’était perdu lui-même. A noter, Emmanuel Carrère avait rencontré Romand pour l’écriture de son récit, tout comme Truman Capote avait rencontré les criminels dont il raconta l’histoire dans son célèbre roman In cold blood (De sang froid en français). Le film Truman Capote avec Philip Seymour Hoffman, oscarisé pour l’occasion, retrace cette histoire et les difficultés rencontrées par Capote, difficultés inhérentes à la fréquentation des criminels et des fous ;
- Othello de Shakespeare offre une vision limpide de la névrose prise dans la toile de la perversion. Une œuvre incontournable pour qui s’intéresse au sujet ;
- Enfin, beaucoup plus modestement, ce billet fait suite à celui consacré au paradoxe, publié il y a deux mois sur ces pages. Le paradoxe peut être vu comme une situation face à laquelle notre capacité logique de compréhension est mise en échec, ce qui nous fascine et nous terrifie tout à la fois.
__________________
Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
Directeur du CIFPR
- Tel. 06.09.11.50.58
- Contact
- Accéder au cabinet
Laisser un commentaire