J’ai démarré ma vie professionnelle à dix-neuf ans en devenant maître d’armes. Aujourd’hui l’escrime n’est plus au cœur de mes activités, mais je poursuis l’enseignement de mon sport, et ce avec un plaisir renouvelé depuis que j’ai le luxe d’exercer dans plusieurs domaines.

Étant curieux et amateur des ponts qu’on peut faire entre objets qui n’avaient a priori rien à faire ensemble, je proposerai de temps à autre des billets sur l’escrime, sous un angle psy en général, et psychanalytique en particulier dans les lignes qui vont suivre.
Pour inaugurer cette tentative, je vais m’intéresser au masque que portent les escrimeurs et qui dissimule leur regard, au grand dam des télévisions.

Pour vivre heureux vivons cachés

masque d'escrime, le bonheur de pouvoir se montrer et se cacherL’escrime est un sport idéal pour les timides, c’est connu. Mais derrière ce raccourci publicitaire à bas coût se cache une réalité pratique qui est la suivante : lorsque je porte un masque, je suis caché aux yeux de tous.
L’enfant réservé, timide, introverti, inhibé, peut alors s’exprimer dans un espace sécurisé, tout en demeurant dissimulé sous un grillage qui protège son regard. Autrement dit, son intimité psychique est préservée et ne peut plus être pénétrée. A l’abri des intrusions, il cesse enfin d’être scruté par ses camarades, ou par l’adulte qui semblait pouvoir regarder en lui, ou même à travers.

Dans ma pratique, il m’est arrivé plus d’une fois de voir des enfants conserver leur masque pendant le cours, y compris pendant les démonstrations d’exercices et autres moments de pause. Là où d’autres n’attendent que mon signal pour pousser un ouf! de soulagement avant de retirer leur masque (c’est qu’il y fait chaud !), ceux-là s’y sentent tellement à l’abri qu’ils regrettent probablement de ne pas pouvoir le mettre dès l’échauffement. A peine l’enlèvent-ils pour boire, avant de se replier à l’abri de la grille.

Le masque d'escrime, protection narcissique face au regard de l'autre

© MNVervoitte-AdobeSpark

Le flop de la transparence

Loin de moi l’idée de faire un raccourci facile entre escrime et timidité ; de nombreux escrimeurs n’en présentent absolument aucun signe.
L’escrime est en tout cas une activité qui offre de la sécurité aux enfants qui éprouvent des difficultés dans leurs rapports aux autres. Et à de nombreuses reprises sur le terrain, j’ai été en position de constater comment ils s’approprient cette protection jusqu’à ne plus en avoir besoin.
Comment s’étonner alors de la difficulté rencontrée par les instances dirigeantes lorsqu’elles ont tenté d’imposer des masques transparents aux escrimeurs, allant même jusqu’à payer les athlètes pour les porter pendant les finales afin de conquérir une visibilité auprès de médias, médias qui ne seront – de toute façon – jamais acheteurs d’assauts d’escrime. De nombreuses résistances se sont néanmoins élevées contre cet usage qui périclite aujourd’hui derrière l’alibi sécuritaire.

Car certes, il y a bien eu des accidents avec ces masques transparents, comme il y en a eu avec les masques grillagés, mais il serait dommage de passer à côté de la question en ne se demandant pas ce qui a le plus inquiété les escrimeurs : le danger d’un transpercement physique par l’acier, ou bien celui d’une pénétration psychique par cette mise à nu des regards qu’imposait le plexiglas à ceux qui avaient grandi en demeurant invisibles derrière une grille.

La projection née de l’invisible

Le masque évite la confrontation des regards durant l’assaut. Le dernier contact des yeux entre les deux tireurs a lieu pendant le salut règlementaire, puis ils deviennent étrangers l’un à l’autre en l’abaissant sur leur visage. Qui sait ensuite contre qui, ou contre quoi se battent-ils vraiment.

Intermède théorique : la projection est un processus qui consiste à reconnaître chez l’autre ce qu’il serait intolérable d’apercevoir chez moi. C’est la fameuse paille dans l’œil du voisin qui éclipse la poutre dans le mien.
On la rencontre tous les jours, par exemple lorsqu’on entend quelqu’un dire : « celui-là c’est clair, il ne m’aime pas », ou bien encore : « elle m’a regardé de travers ». Cette attribution à l’autre d’un sentiment négatif peut signifier par exemple que je n’admets pas en être à l’origine, et qu’en fait c’est moi qui ai eu l’autre dans le nez dès le premier regard. Ne pouvant admettre que j’éprouve un tel sentiment (mais voyons, j’aime tout le monde, moi !), la projection consiste à imaginer inconsciemment que c’est l’autre qui m’a détesté le premier. Rien de grave, nous projetons tous plus ou moins. La pathologie survient, notamment dans le cas de la paranoïa, lorsque la projection devient un mode de relation privilégié au monde et que la personne qui projette ne peut plus accéder à l’idée même que sa projection ne repose sur aucun réel. Il s’agit donc d’un délire, c’est nettement plus préoccupant que le traditionnel « toi t’es en colère », qui peut occasionner bien des disputes dans les foyers, mais qui ne nécessite pas pour autant de prise en charge.

Lorsque nous parlons de surface de projection, nous désignons l’espace sur lequel nous pouvons poser tous nos petits bricolages intérieurs. Certaines personnes par exemple, sont d’excellentes surfaces de projection, tant et si bien qu’on leur attribue en permanence intentions et sentiments dont ils ne sont pas à l’origine. Mais pour en revenir au masque d’escrime, son intérêt à ce niveau réside justement dans le fait qu’on n’aperçoit quasiment pas le regard de l’autre au travers. Ne pouvant nous raccrocher au réel d’un contact par les yeux, nous pouvons donc tout imaginer lors de l’assaut, tout fantasmer, autrement dit projeter jusqu’à satiété sur l’adversaire qui se tient face à nous.
Certains d’entre vous voient peut-être où je veux en venir. Puisque nous ne pouvons projeter que des choses qui nous appartiennent, et à l’instar des philosophies martiales orientales, l’escrimeur se bat donc en quelque sorte contre lui-même.

Sous le masque, l'invisible support de nos projections

© MNVervoitte-AdobeSpark

Ce que mon raisonnement sous-tend, c’est que la haine ou la peur de l’autre que l’escrimeur ressent lors de ses combats pourrait bien n’être que projection de parties de lui-même. Et c’est bien là tout l’intérêt des sports de combat : pouvoir laisser s’exprimer dans un cadre sécurisé nos parties haineuses, destructrices, terrifiées ; laisser filer du lest. A l’issue du combat, on lève les masques, les regards se croisent à nouveau, retour à la réalité. C’était pour de faux.

Ce processus était superbement décrit par Jean-François Lamour après sa victoire olympique au sabre à Séoul. En interview, Lamour expliquait que durant l’assaut il haïssait ses adversaires, et qu’une fois le combat terminé ils pouvaient à nouveau être amis et aller boire une bière ensemble. (Je n’ai malheureusement pas retrouvé les images de cette interview.) On peut en déduire un fonctionnement psychique plutôt sain. S’il avait poursuivi ses adversaires de sa haine au-delà du salut qui marque symboliquement la fin du combat, c’eût été différent.

Est-ce bien toi contre qui je me bats ?

Et ça n’est pas tout, notre masque grillagé permet beaucoup plus ! Car si nous pouvons à loisir projeter tous nos sentiments les plus violents sur l’adversaire, transformé pour le coup en une sorte de miroir déformant, nous pouvons également le prendre pour quelqu’un d’autre.

L’adversaire étant masqué, je peux en effet l’attaquer avec toute ma hargne en imaginant sous ce masque mon collègue de bureau qui m’a encore fait une remarque désobligeante à midi ou mon père qui me répétait toujours que je n’arriverais à rien. Du reste, tous les escrimeurs ayant pris la leçon individuelle à un certain niveau de performance ont pu un jour éprouver pour leur entraîneur des sentiments étranges, surtout si ce dernier avait pour but de les amener à exprimer de l’agressivité, de la hargne. On les entendra témoigner de l’état second dans lequel il se sont trouvés parfois durant la leçon, ou des envies de meurtre qu’ils éprouvaient à l’encontre de leur entraîneur lorsqu’ils portaient leurs coups.

Ici, il ne s’agirait plus alors d’une projection, mais d’un transfert, et nous en reparlerons une autre fois…

Pour aller plus loin :

Photo du bandeau : Jonathan Falcon on Unsplash

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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